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reste, qu’il ne se soit jamais intéressé qu’à celle qu’il faisait lui-même, comme pour justifier ce propos d’un des musiciens de sa chapelle : « On aurait tort de croire que le roi aime la musique ; il n’aime que la flûte, et encore n’aime-t-il que la sienne. »

Peu à peu, on le voit, une indifférence croissante remplaçait le goût très marqué que Frédéric avait autrefois manifesté pour les arts. Le vide se faisait autour de lui : « A cinquante ans, disait-il, on forme difficilement de nouvelles liaisons. » La mort frappait a coups redoublés parmi ses amis et ses proches. En 1751, La Mettrie lui était enlevé, Knobelsdorf en 1753 et Rothembourg l’année suivante. La perte de la margrave de Baireuth (14 octobre 1758) lui avait causé un profond chagrin. Malgré une brouille assez longue, c’est encore à elle qu’il avait toujours témoigné le plus d’affection et de confiance, et dix ans après sa mort, pour montrer la constance de ses regrets, il élevait en son honneur un temple à l’Amitié, dans le parc de Sans-Souci, non loin du Nouveau-Palais. Elle exceptée, il n’avait jamais été tendre pour les siens, particulièrement pour ses frères, et jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessa pas de garder vis-à-vis de la reine sa femme la raideur cérémonieuse avec laquelle il l’avait toujours traitée. La reine ne connaissait même pas Sans-Souci, où elle ne mit jamais les pieds. Une fois l’an, Frédéric se contentait de l’engager à dîner avec lui au palais de Berlin. Faisant toilette ce jour-là, il quittait ses grandes bottes et les remplaçait par des bas de soie qui, faute de jarretières, se tordaient autour de ses jambes, dont la maigreur était devenue excessive. Attendant la princesse à l’entrée, il l’accueillait par un profond salut, et après quelques phrases banales ayant trait à sa santé, il s’asseyait en face d’elle à table ; puis, sans avoir échangé une parole pendant le repas, il la saluait aussi cérémonieusement au départ. Il vivait également en termes assez froids avec le prince Frédéric, son héritier, et ne montrait un peu d’attachement que pour son neveu, le prince Henri, qui allait aussi lui être enlevé et dont il devait ressentir vivement la perte.

L’humeur caustique du roi et son caractère, qui devenait de jour en jour plus difficile, achevaient d’éloigner de lui ceux de ses familiers que la mort avait épargnés. Il s’était bien vite brouillé avec Voltaire qui, pour la sécheresse et l’âpreté, n’avait rien à lui reprocher ; ces deux égoïsmes mis aux prises n’avaient pu longtemps s’arranger d’un voisinage incommode à tous deux. Ceux des anciens commensaux du roi qui vivaient encore, Algarotti, Darget et Chazot, en gens avisés, s’étaient retirés à l’écart. Parmi les artistes aussi, les uns comme Pesne et Graun étaient morts, les autres avaient quitté Berlin. Depuis 1767, Ph.-Emmanuel Bach s’était établi à Hambourg, et nous avons dit à la suite de quels procédés l’architecte Legeay et le sculpteur S. Michel avaient rompu avec