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soit bonne et complète pour le tragique et le comique ; les premiers rôles doubles. » Le 28 janvier suivant, Voltaire écrit de Bruxelles que l’engagement est fait, mais au dernier moment surgissent des difficultés imprévues. Ce n’est pas, en effet, une petite affaire que de recruter une troupe et de décider des acteurs de quelque talent à s’exiler en Prusse et surtout de les y retenir. Leurs exigences sont déjà assez fortes et, quand on ne veut pas être rançonné, il faut longuement discuter les prix et se rabattre sur les médiocrités. Au mois de juillet 1743, Rothembourg est parvenu, après maint débat, à enrôler un danseur appelé Pottier et une ballerine du nom de Roland. Le mois suivant déjà, le couple s’enfuit de Berlin ; voilà le corps de ballet désorganisé, et en toute hâte Frédéric envoie une note à Chambrier, pour assurer en temps utile la composition de « sa troupe cabriolante. » Les chanteurs ne lui donnent pas un moindre souci. « Mes chapons d’Italie viennent d’arriver[1], écrit-il à Rothembourg (novembre 1743) ? on dit qu’ils sont d’un acabit admirable et qu’ils feront tourner la tête à tout Berlin. » Mais les voix de ces Italiens ne résistent pas toujours à la rudesse du climat ; bientôt celle de Salimbeni est tout à fait usée et il faut, comme Frédéric le mande à sa sœur, « envoyer encore au marché aux chapons et voir si on en trouvera quelqu’un qui chante bien et qui soit traitable. »

D’Argens, qui est à Paris vers ce temps (23 mai 1743), est aussi chargé de pourvoir à la bonne composition de la troupe de comédie et il engage quelques acteurs, se réservant pour l’un d’eux « de le faire étudier et de lui donner les conseils que tout auteur est obligé en conscience de donner à tout sujet et vassal d’Apollon » (12 juin 1743). Plus tard, Frédéric profite d’un nouveau voyage de d’Argens, à Paris pour le charger de nouveau de toutes ses commissions théâtrales. Le marquis est fort répandu ; il hante les coulisses, passe en revue acteurs et comédiennes, et il expose, en les grossissant un peu, les difficultés qu’il rencontre dans sa mission. L’occasion lui est bonne de faire ainsi valoir une actrice attachée au théâtre de Berlin, Mlle Babet Cochois, qui est sa maîtresse, et dont il fera bientôt sa femme. Il insiste donc sur la rareté des sujets : « Une nommée de Barnaud, qui s’est présentée pour les premières amoureuses, a quarante ans ; il lui manque six dents et elle est d’une figure aussi aimable que Mme de Hauteville[2]. » De plus, les prétentions des sujets un peu en vue sont exorbitantes, même en province ; « quant au théâtre de Paris, il est impossible d’en faire sortir des acteurs

  1. Il s’agit des chanteurs Bruscolini et Salimbeni.
  2. C’était une actrice du théâtre de Berlin.