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avoir accès auprès des diverses classes et, par suite, pour éviter les erreurs de jugement qui sont la conséquence presque forcée d’une vie trop parquée dans des relations de caste ou trop emprisonnée dans les nécessités étroites d’une existence besogneuse.

Sur ce chapitre de la naissance, George Eliot pensait à peu près comme Goethe, qui, dans quelques pages magistrales de son Wilhelm Meister, pose le bourgeois comme l’homme libre par excellence. Seulement elle faisait à la pensée de Goethe une correction des plus importantes. Le bourgeois était l’homme libre par excellence, non pas parce qu’il ne dépend de personne et que tous, au contraire, dépendent de lui pour peu qu’il ait un art ou une profession où il soit habile, mais pour une raison directement tirée de la morale de l’altruisme, c’est que, n’apportant dans ses relations avec les autres classes aucun de leurs préjugés ni de leurs sentimens d’antagonisme, il lui est plus facile de les aimer et de s’en faire aimer. Nul ne résiste à être aimé, et si je sens que celui qui m’approche est désintéressé de ces motifs que je redoute chez les hommes de condition autre que la mienne, je ne songerai pas à contraindre ma nature et à mettre un bâillon à ma langue. C’est parce que j’étais une simple bourgeoise, aurait pu dire George Eliot, que j’ai pu entrer si profondément dans cette connaissance de nos paysans et de nos petites gens des comtés du centre, dont l’intimité vous étonne ; c’est parce que j’étais une bourgeoise que leurs fermes et leurs cottages, leurs laiteries et leurs granges m’étaient ouvertes à toute heure. Tous ces honnêtes rustres parlaient à cœur ouvert devant moi, qui ne leur inspirais ni la méfiance qui commande le silence ni le respect du haut rang qui impose la réserve au langage et l’apprêt au maintien. Et c’est par la même raison que j’ai pu connaître tout aussi bien nos squires et nos clergymen, parce que je pouvais les approcher, non pas à la dérobée, comme les enfans des classes populaires, mais de longues heures et de longues journées, et qu’ils se révélaient devant moi avec une franchise d’autant plus entière qu’ils n’avaient pas besoin de ma soumission et n’avaient envie de m’imposer aucune obéissance.

On ne peut pas dire que la nature et la fortune eussent été pour elles dures ou cruelles ; elles avaient été quelque chose de pis peut-être, avares, chiches. Petite condition, et elle était d’une âme élevée ; absence de richesse, et elle était intelligente avec excès ; absence de beauté, et elle était femme. Eh bien ! mais, dans toutes ces privations, il y a, me semble-t-il, de quoi beaucoup souffrir. Cependant il n’est jamais arrivé à George Eliot de se plaindre de cette avarice du destin. Non-seulement elle sut s’accommoder aux circonstances qui lui étaient faites, mais elle les accepta toujours comme étant les meilleures pour elle, comme