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rend fort amer ; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. » Les convulsions le prirent presque aussitôt. C’était un poison très violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette dame, qui l’aimait encore passionnément, eut la barbarie de ne le point quitter qu’il ne fût mort. »

La frivolité de la dévotion espagnole n’échappait point non plus à la sagacité de notre spirituelle compatriote : « Il est difficile de comprendre, disait-elle, que les hommes qui mettent tout en usage pour satisfaire leur vengeance et qui commettent les plus mauvaises actions, soient superstitieux jusqu’à la faiblesse. Dans le temps qu’ils vont poignarder leur ennemi, ils font faire des neuvaines aux âmes du purgatoire et portent sur eux des reliques qu’ils baisent souvent, et auxquelles ils se recommandent pour ne pas succomber dans leur entreprise. » Les femmes espagnoles, comme les hommes, remplaçaient trop souvent la véritable piété, celle qui vient de l’émotion et de la contrition du cœur, par l’habitude machinale de quelques pratiques superstitieuses. « C’est une chose à voir que l’usage constant qu’elles font de leur chapelet. Toutes les dames en ont un attaché à leur ceinture, si long qu’il ne s’en faut guère qu’il ne traîne à terre. Elles le disent sans fin, dans les rues, en jouant à l’hombre, en parlant et même en faisant l’amour, des mensonges ou des médisances, car elles marmottent toujours sur ce chapelet, et quand elles sont en grande compagnie, cela n’empêche pas qu’il n’aille son train. Je vous laisse à penser comme il est dévotement dit ; mais l’habitude a beaucoup de force en ce pays. »

La dévotion amène aussi en Espagne des exagérations d’un autre genre. Chez ce peuple énergique, la dureté, qui est le signe caractéristique de la race, se retrouve jusqu’au fond des sentimens les mieux faits pour adoucir la nature humaine. Non-seulement les Espagnols traitent cruellement les infidèles ; ils chassent ou ils brûlent par milliers les Maures et les Juifs ; non-seulement ils applaudissent aux arrêts de l’inquisition et ils assistent avec une joie féroce aux spectacles inhumains qu’elle leur offre ; mais, sans pitié pour les autres, ils sont quelquefois aussi sans pitié pour eux-mêmes. Le Prince Constant, le héros de Calderon, appartient à la famille des martyrs volontaires, de ces disciplinans ou de ces pénitens qu’on voyait se promener dans les rues de Madrid, nus jusqu’à la ceinture, emmaillotés dans une natte étroite, le corps bleu et meurtri, portant jusqu’à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras. Ces épées leur faisaient des blessures dès qu’ils se remuaient trop fort ou qu’ils avaient le malheur de tomber. D’autres, au lieu d’épées, portaient des croix si pesantes qu’ils en étaient accablés. Parmi eux se trouvaient des personnages de la plus haute noblesse,