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sensibilité, pour conduire adroitement l’analyse d’un sentiment presque insaisissable. Il y a telle de ses pages qui n’existerait pas sans les Essais d’Elia, celle sur le loisir d’autrefois, dans Adam Bede, pour prendre un seul exemple, page merveilleuse de rendu minutieux, qu’on ne s’étonnerait pas de rencontrer dans les miettes exquises de Lamb, entre le Vieux Bateau côtier et les Souvenirs de Christ’s Hospital[1].

Cette précoce activité intellectuelle trouvait un contrepoids hygiénique dans cette vie en plein air qui est si chère aux Anglais de toute condition et qui donnait un aliment quotidien à ses besoins de sympathie. Son père exerçait la profession de land surveyor, ce que nous appelons géomètre-arpenteur, et aussi, je le crois bien, celle d’entrepreneur de constructions ; et cette double qualité, il était souvent hors du logis. Il emmenait l’enfant dans ses tournées d’affaires et lui donnait ainsi la joie de voir de nouvelles figures, d’entrer dans de nouvelles maisons, de visiter de nouvelles fermes, d’entendre parler d’autres paysans et d’autres bourgeois que ceux de son voisinage, de faire connaissance avec d’autres vicaires que celui de sa paroisse. Ces petits voyages, sous l’aile paternelle, n’étaient pas ses seules distractions ; elle avait un frère aîné qu’elle semble avoir beaucoup aimé ; elle l’accompagnait dans ses promenades et l’aidait dans ses exercices de dénicheur d’oiseaux et de jeune pêcheur. Dans une suite de charmans petits tableaux idylliques intitulés Frère et Sœur, écrite vers 1866, elle a évoqué avec sensibilité les émotions de ces journées heureuses de l’enfance. C’est l’abrégé même des sentimens qu’elle a si longuement décrits dans sa peinture des enfances de Tom et de Maggie ; il n’y manque pas même ce souvenir des gypsies qui jouent un rôle si particulier dans l’histoire de Maggie, d’où nous pouvons induire avec une quasi-certitude que toute cette histoire n’est qu’un calque exact et ému d’une réalité passée, pieusement gardée présente par la persistance des affections.

Lorsqu’il s’agit de lui donner une instruction plus régulière, on l’envoya à Coventry, dans une institution tenue par des dames méthodistes. C’est dire que les exercices de piété y étaient en grande faveur, mais il paraît bien que, sans s’y dérober, la jeune miss Evans n’y prit jamais part qu’avec tiédeur. Ce n’était cependant ni par légèreté d’esprit, ni par vice d’irrévérence ; elle était déjà si sérieuse que la gravité de sa tenue l’avait fait surnommer par ses compagnes la petite maman. Ce n’était pas davantage par sentiment

  1. L’anecdote sur Walter Scott, ainsi que plusieurs des détails biographiques qui suivent sont empruntés aux intéressans souvenirs qu’une amie de George Eliot, Mrs Edith Simcox a publiés peu de temps après sa mort dans le Nineteenth Century