Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/852

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

natal, et l’usufruit à une de ses parentes assez jeune encore, qui vit dans une petite maisonnette au milieu de la cité. Cette jeune femme perçoit elle-même les loyers, comme faisait la Femme en culotte, sobriquet qu’avaient valu à Mme Foucault son costume habituel et peut-être aussi certaines particularités de ses mœurs. A vrai dire, la propriété léguée au village de Clichy n’est pas bien brillante : c’est une longue et étroite allée, bordée de maisons dont le rez-de-chaussée est construit au niveau du sol et dont le premier étage donne sur un long balcon en bois. Ces masures rapportent cependant quelques milliers de francs par an, louées qu’elles sont à la semaine et au prix de 15 à 20 francs par mois. Le loyer étant toujours payé d’avance, aucun mobilier n’est exigé des entrans ; les plus fortunés possèdent un lit, une table, deux ou trois chaises ; quelques-uns ne possèdent rien du tout : « Venez, monsieur, que je vous montre mon armoire à glace, » me dit l’un d’eux, et il m’introduisit dans son taudis. De meubles point ; dans un coin, une botte de paille sur laquelle il couchait, et à la muraille un fragment de miroir cassé suspendu à un clou. C’était ce qu’il appelait son armoire à glace.

Il était environ midi, l’heure du repas ; beaucoup de chiffonniers et de chiffonnières faisaient leur cuisine en plein air sur de petits réchauds ; ils mettaient tremper dans l’eau des croûtons de pain et des débris de légumes ramassés la veille, ou bien faisaient rôtir quelques morceaux de viande détachés de vieux os. Il est très rare, en effet, que le produit de la tournée de chaque jour ne fournisse pas au chiffonnier la nourriture du lendemain, soit que, dans les tas d’ordures explorés par lui, il trouve quelques morceaux dont il puisse faire façon, soit que des dessertes de tables lui soient directement données à la porte des maisons riches et des restaurans. Il faisait un beau soleil et des enfans jouaient gaîment dans la poussière, les plus petits vêtus d’une simple chemise, les autres en haillons. J’ai appris dans la conversation de ces malheureux bien des choses que j’ignorais. C’est ainsi que j’ai pu discerner qu’il y a des chiffonniers de tradition et des chiffonniers d’aventure. Les premiers sont nés de parens ayant exercé eux-mêmes ce médiocre métier, et ils ne seraient pas en état d’en exercer un autre : ils y tiennent même comme à une profession qui leur laisse toute leur indépendance et qui leur permet de travailler à leurs jours et à leurs heures : ce sont des indécrottables ; nés dans le chiffon, ils mourront dans le chiffon ; les autres sont, au contraire, des déclassés ; c’est après avoir essayé de dix métiers qu’ils sont tombés dans celui-là, parce que tout le monde peut l’exercer et qu’on ne dépend de personne, ils rêvent d’abord d’en sortir, puis ils finissent par s’y enfoncer et s’y abrutir peu à peu. Tel était