Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou non, ces doctrines n’ont pas fait commettre à George Eliot la plus petite erreur contre l’art et le moindre paradoxe contre la morale. C’est merveille de voir comme ces idées systématiques, qui ont par elles-mêmes raideur et dureté, se sont assouplies de manière à se modeler comme la plus molle vapeur sur les contours de la réalité, et subtilisées de manière à pénétrer comme les plus fines essences dans les actes et les caractères qu’il lui a plu de représenter. Étroitement subordonnées à l’art, leur rôle reste tout secret : nul désir affiché de propagande, aucun même de ces mensonges involontaires que l’ardeur de la conviction ou l’excès du zèle fait commettre si fréquemment aux disciples des nouvelles doctrines. C’est chose rare que cette heureuse harmonie entre l’art et de sèches et tyranniques abstractions ; il y a mieux et plus rare encore cependant chez George Eliot. Ces doctrines nouvelles, si incertaines pour les uns, si antipathiques à la bonne hygiène des sociétés pour les autres, George Eliot a réussi à leur faire rendre les mêmes bienfaisans effets qu’à la vieille morale et à donner aux vertus qu’elle en tire, ou dont elle recommande l’usage, la physionomie des vieilles vertus, et cela elle l’a fait sans effort ni ruse d’artiste, simplement par le souci constant du vrai et l’inquiétude scrupuleuse de lui rester fidèle jusque dans le moindre détail. Elle était philosophe dans le sens le plus accentué ; mais si on ne vous en avait averti, dites-moi si vous l’eussiez deviné à la lecture de ses romans ? Lisez-les, vous qui avez rompu avec toute chaîne traditionnelle, et vous parviendrez peut-être à force de pénétration à y retrouver les doctrines qui vous sont chères ; mais lisez-les aussi, vous qui êtes d’âme plus timorée et chez qui les idées de l’éducation ont conservé leur puissance, vous n’y trouverez pas d’autres règles morales que celles qui vous sont prescrites par les catéchismes de vos confessions respectives et d’autres vertus que celles que vous avez appris à aimer sur les genoux de vos parens. George Eliot est la preuve la plus récente et l’une des plus irréfutables d’une vérité dont l’importance n’est pas assez reconnue, c’est que ce qui met la différence entre les esprits, c’est beaucoup moins ce qu’ils pensent que la manière dont ils le pensent, beaucoup moins leurs idées que la nature avec laquelle ils les reçoivent. Il n’y a pas de doctrine si froide, si mesquine, si incertaine, qui, acceptée par une âme chaude, large et droite, ne s’y réchauffe et ne s’y complète ; il n’y a pas de doctrine si chaude, si vivante et si large qui, emprisonnée dans une âme froide, mesquine et sans véracité, ne s’y glace, ne s’y rapetisse et n’y devienne menteuse. Que m’importe que vous soyez chrétien si tous ne me communiquez pas la moindre étincelle de charité, et en quoi peut-il m’intéresser que vous soyez positiviste, si vous êtes impuissant à faire passer en moi le plus petit atome d’altruisme ?