Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous ne soyez pas frappé du grand nombre des enfans ; on dirait qu’ils sortent de terre sous vos pas. Ils grouillent partout : dans les rues, dans les cours, sur le palier des escaliers, abandonnés, malpropres, à demi sauvages, bien que le grand nombre des écoles commence heureusement à en recueillir et à en civiliser quelques-uns. De ces promenades expérimentales deux souvenirs me sont restés particulièrement présens. J’ai été conduit un jour (c’était sur la paroisse Saint-Séverin) dans l’intérieur d’un maçon. Le père était parti à l’ouvrage dès l’aube, et la mère était seule au logis, qui se composait d’une chambre et d’un petit cabinet. Là couchaient, dans un seul lit, la sœur et le frère aînés, celui-ci déjà assez grand garçon pour aider son père dans son ouvrage ; sur la table était étendu un petit matelas qui servait pour deux autres enfans ; sous la table deux autres couchaient également, un septième dans un berceau d’osier, un huitième dans le lit du père et de la mère. Il était trois heures de l’après-midi ; aucun lit n’était fait et le matelas qui était sur la table avait été simplement repoussé pour qu’on pût y placer aussi le déjeuner. Épars çà et là des vêtemens et des linges malpropres. La mère, affaissée sur elle-même, présentait l’image du découragement dans la misère. On sentait qu’elle avait renoncé à la lutte. Cependant le père faisait des journées de 5 à 6 francs.

Une autre fois, c’était chez un tailleur, dont le premier mot fut pour me dire qu’il descendait d’une très ancienne famille, et qui me montra en effet une liasse de parchemins, d’apparence au moins fort authentiques. Petit, chétif, bilieux, les cheveux roux, les cils blancs, le teint blafard, il avait eu dix-sept enfans. Je ne me souviens plus exactement combien il y en avait encore de vivans. De son état, il était repriseur de soutanes ; mais ses cliens ne le payaient pas beaucoup : « Ils sont, disaient-ils, presque aussi pauvres que moi ! » La mère, pauvre créature, silencieuse, exsangue, paraissait tenir peu de place dans le ménage. On me présenta successivement la fille aînée, qui était sujette à des crises nerveuses, et le dernier venu, dont les yeux étaient rongés par l’ophtalmie : une épileptique et un scrofuleux, tels étaient les rejetons de ce dernier descendant (au moins il l’affirmait) des comtes de Blois.

Ainsi, sous quelque face qu’on examine la question, qu’on l’étudie d’après les renseignemens de la statistique ou d’après les données de l’expérience, on arrive à une même conclusion, que la démographie, puisqu’elle prend aujourd’hui allure de science, devrait bien ériger en axiome : C’est l’aisance qui est stérile, c’est la misère qui est féconde. Qu’il faille s’affliger de cette stérilité, j’en suis tout à fait d’avis. Mais faut-il également se réjouir de cette fécondité ? J’avoue n’en avoir pas le courage, pour en avoir vu trop souvent