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vie nationale, cette vie dont on peut retrouver comme une haute et saisissante expression, dans une œuvre composée pour les Anglais et instructive pour tout le monde, dans ce livre récent sur le Prince Albert, époux de la reine Victoria, d’après les lettres, journaux et mémoires des deux princes.

Qu’est-ce, en effet, que ce livre qui a été écrit en Angleterre avec une inépuisable abondance par sir Théodore Martin et qui vient d’être utilement abrégé, condensé pour la France ? C’est l’histoire familière, attachante, d’un long règne qui commence avec la jeunesse et le mariage de la reine Victoria, qui depuis plus de quarante années se déroule sans contestation et sans trouble à travers les révolutions de l’Europe, les catastrophes des dynasties, les guerres sanglantes et les bouleversemens d’équilibre. C’est la royauté anglaise vue à l’œuvre, dans son intimité comme dans son action publique, dans les rapports entre les princes, comme dans les rapports de la souveraine avec ses ministres, avec son parlement, avec son peuple. Et qu’on ne se figure pas que, dans cette vie anglaise, si compliquée et si originale, dans ce puissant système de garantie et de libertés traditionnelles, la royauté soit un pouvoir inerte, qu’elle achète son repos, sa sécurité par une abdication résignée et silencieuse. Elle est au contraire mêlée à tout par ses idées, par ses sentimens, par son autorité. Elle ne craint pas de réclamer et d’exercer ses prérogatives même vis-à-vis des ministres les plus populaires, comme lord Palmerston. Elle ne sort pas de sa sphère, — elle maintient les droits de la couronne. Elle ne cherche pas à imposer ses caprices dans le gouvernement, — elle ne se laisse pis non plus imposer les caprices des chefs de partis. Elle est partout présente, active, vivante, sans impatience et sans usurpation. Qu’il y ait parfois des difficultés, des froissemens, des conflits intimas ou même des crises assez pénibles, cela se peut, puisque ce sont des êtres humains qui mettent en œuvre les institutions. Des difficultés, il y en a, surtout au commencement du règne, lorsque le prince Albert n’est encore que le jeune mari de la reine, lorsque les partis se font un jeu de lui disputer sa position ou quelque dotation, au risque de froisser la souveraine dans ce qu’elle a de plus cher. À mesure que les années passent cependant, le prince Albert prend par degrés sa place presque comme un co-partageant de la royauté. Il a eu le temps de se familiariser avec tous les secrets de la politique de l’Angleterre, d’entrer dans son vrai rôle d’impartialité, d’équité et d’indépendance au milieu des partis, de se faire une opinion réfléchie sur tous les intérêts nationaux. Il grandit dans l’estime publique, et le jour vient où il est sans contestation le premier conseiller de la reine, où les ministres de toutes les opinions, qu’ils s’appellent Peel ou Palmerston, Russell ou Aberdeen, Derby ou Clarendon, se font un honneur de le Consulter, d’écouter ses avis dans les circonstances les plus difficiles.