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pommes, on peut croire que le musicier, créé pour donner des symphonies et des suites d’orchestre, aura moins d’aptitude à produire des opéras.

Cette question des genres est complexe à ce point que, tels qui dans la musique instrumentale ont conquis rang de princes, Mendelssohn et Schumann, par exemple, ne furent jamais au théâtre que d’assez pauvres clercs, et qu’en revanche, Rossini et Meyerbeer, en occupant la scène en véritables souverains, n’ont rien su écrire d’extraordinaire au regard de la musique absolue. La musique dramatique est un art si particulier que nous y voyons à chaque instant échouer des talens de premier ordre. Dès qu’il s’ennuie à l’Opéra, le public attribue tout le mal à l’absence de mélodie, ne comprenant pas qu’au théâtre, la mélodie elle-même peut devenir un obstacle. Schubert, je suppose, était un mélodiste ; à lui, pas plus qu’à Schumann, les idées ne manquaient ; bien au contraire, ils en avaient trop, et c’est par les idées qu’ils ont péri, incapables de chanter en dehors d’eux-mêmes et de tenir jamais compte du temps, du lieu, de la situation. Au théâtre, ce qui distingue le génie du talent, c’est l’objectivité.

J’en appelle aux habitués des concerts du dimanche, à tous ceux qui s’intéressent à nos modernes. Que de tableaux charmans et superbes dans leurs symphonies, où la personnalité de l’artiste tantôt éclate et tantôt se dérobe pour mieux être aperçue ! Mais le théâtre impose d’autres conditions, il y faut l’être humain, s’exprimant, se livrant en plein naturel et non plus une manière de sentir toute subjective affectant le poème entier. Personne assurément ne prétendra que Henry VIII soit une symphonie, mais personne aussi ne voudra nier que cet opéra-là soit d’un symphoniste. La préoccupation instrumentale y règne despotiquement de la première note à la dernière. L’auteur, par cette sainte horreur qu’il a du lieu-commun, ne vous laisse pas respirer ; une combinaison en amène une autre plus impossible ; plus une tonalité se dérobe loin de sa portée, plus il met de souplesse à la cueillir et vous le suivez ainsi pendant quatre heures, rarement ému, fatigué souvent, presque toujours intéressé, vous le suivez en songeant à ce lion qui jadis entraînait Dante à travers « la forêt obscure. » Quant aux braves gens qui se récrient sur l’absence de mélodie, renvoyez-les à Boïeldieu. M. Saint-Saëns est un mélodiste qui se cherche et qui, — je ne crains pas de l’affirmer très haut, — se trouvera, le jour où la conscience de sa force et l’autorité du succès lui permettront de rompre une bonne fois avec la théorie. Les wagnéristes s’étaient flattés jusqu’ici de se l’approprier ; mais voici que déjà cet Henry VIII leur donne à réfléchir, à critiquer. Nous n’en sommes encore qu’aux avertissemens, mais on se tient sur le qui-vive et, sous l’amicale réprimande, perce la menace. « Faire des concessions, vous, Saint-Saëns, sacrifier aux faux dieux du rossinisme et du verdisme, passe pour cette fois,