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voilà, un plaisir qui vient tout de suite après celui de posséder un chapeau de soie. La première fois que j’étendis ma nappe sur ma table et que je m’assis pour déjeuner solitairement avec moi-même, le sentiment de ma propre importance me fit porter ma fourchette à mes lèvres avec plus de solennité que ne le fait un homme timide invité à un banquet public où il doit prononcer son premier discours. Cependant, deux ou trois jours plus tard, j’acceptai volontiers la proposition de deux élèves de la quatrième classe qui mangeaient dans la chambre attenant à la mienne et qui m’engagèrent à m’adjoindre à leurs festins. » Un chapeau de soie, une chambre qu’on ne partage avec personne, une théière dont on peut dire : Elle n’est qu’à moi ! — de telles délices sont inconnues à nos lycéens. Il est vrai que M. Brinsley les payait 5,000 francs par an. Rousseau a dit que la joie est plus amie des liards que des louis ; mais d’habitude les joies anglaises sont coûteuses.

Quoiqu’il y ait dans la nature humaine un fond immuable, chaque nation a ses mœurs, ses goûts comme ses dégoûts, et ce qui plaît à l’une ne plaît pas toujours à l’autre. Il y a dans le paradis d’Eton certains détails, certains usages qui en rendraient le séjour pénible à nos lycéens ; on n’a pas encore inventé de paradis international. Nous doutons beaucoup, par exemple, qu’on pût faire goûter à notre jeunesse cette coutume qu’on appelle le fagging, et qui condamne les commençons, les écoliers des petites classes à être les très obéissans serviteurs, les factotums et quelquefois les souffre-douleurs des grands. Le peuple anglais est celui qui est demeuré le plus fidèle aux souvenirs, aux traditions du moyen âge, et le caractère de l’éducation féodale était de considérer la domesticité comme l’universel apprentissage. Avant d’être armé chevalier, on avait été page, puis écuyer ; avant d’acquérir le droit de commander, il fallait avoir pratiqué toutes les obéissances, toutes les soumissions ; avant de devenir maître, on avait servi ; avant d’avoir des hommes à soi, on avait été l’homme de quelqu’un. Il est resté quelque chose de cela dans le fagging, et le temps qu’on passe dans un collège anglais se divise en deux périodes, celle où l’on est le domestique de quelqu’un et celle où l’on a le plaisir d’avoir des domestiques et de les mener à la baguette.

A vrai dire, le fagging est une institution moins oppressive que jadis, et les mœurs s’étant adoucies, les abus de pouvoir des grands à l’égard des petits sont devenus moins crians. M. Gladstone remarquait, il y a longtemps déjà, qu’il n’avait essuyé à Eton aucune de ces mésaventures sinistres qu’on lui avait prédites, et il tournait en ridicule les anxiétés des mères qui refusaient d’y envoyer leurs fils dans la crainte qu’ils n’y tombassent sous la griffe cruelle de petits tyranneaux ; il affirmait que, pour sa part, il n’y avait rencontré aucun Néron, aucun Caligula. Quant à M. Brinsley, la fortune lui fut propice ; il trouva dans la