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on aura fait ce premier travail, il ne manque pas d’ouvrages où l’on pourra rechercher alors ce qu’était la condition du paysan étranger. Et peut-être, tout compte fait, se trouvera-t-on, sans le vouloir, insensiblement amené, par des chemins différens, à la conclusion de Tocqueville : que, si la révolution européenne qui devait détruire les restes de l’ancien régime éclata en France et non ailleurs, c’est justement parce que, de toutes les contrées d’Europe, la France était celle où l’ancien régime était devenu le plus doux.

Mais, quelle que soit la conclusion, que nous n’avons pas à préjuger (puisqu’il n’est présentement question que de la manière d’écrire l’histoire de l’ancien régime), on ne s’explique pas que les historiens, bornés aux frontières de France, se soient comme systématiquement abstenus de cette enquête, la seule qui fût décisive. Car, décrire l’ancien régime du point de vue de nos idées actuelles, ce n’est rien qu’en faire la caricature, et pour en écrire l’histoire, c’est au point de vue des idées et de la situation de l’Europe en 1789 qu’il conviendrait de se placer.

Voici enfin une autre condition, non moins méconnue, quoique non moins nécessaire. C’est encore dans un Manuel que je trouve cette phrase : « Jacques Bonhomme se demandait parfois ce que devenait tout l’argent qu’il donnait aux percepteurs d’impôts. Il eût bien voulu supposer qu’il servait à payer l’armée, à entretenir les routes, les canaux, enfin à assurer le bien du pays. Mais comment le croire quand il apprenait de quel luxe s’entouraient les princes et le roi ? » N’est-ce pas jouer de malheur, lorsque, précisément, s’il est quelque chose que les étrangers qui la traversent envient à la France du XVIIe et du XVIIIe siècle, c’est le développement et la splendeur de ses travaux publics ? Est-il permis d’oublier, d’autre part, que, parmi leurs titres de gloire et en dépit de bien des fautes, les Bourbons peuvent justement revendiquer celui d’avoir en quelque sorte, et presque les premiers, assis la probité financière sur un trône d’Europe ? Et enfin, si on élève un peu plus haut ses regards, ce qu’ils ont fait de la France et du nom français dans le monde, ne paie-t-il pas largement les millions que Jacques Bonhomme leur a donnés ? C’est le cas de dire qu’un grand peuple ne vit pas seulement de pain, mais un peu aussi de gloriole, si l’on veut : le bon sens et la justice doivent dire de gloire. Ces impôts, dont le chiffre depuis moins de cent ans a plus que sextuplé en valeur absolue, puisque le dernier budget de la monarchie n’a peut-être pas même atteint 500 millions, et plus que triplé en valeur relative (c’est-à-dire en tenant compte de la différence du pouvoir de l’argent), ils ont été le prix de la puissance politique et de la grandeur morale de la France. On dira ce que l’on voudra des hontes du règne de Louis XV et de la décadence incontestable de la