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son ardeur de charité l’entraînent aux exagérations de langage. Mais, d’un autre côté, cet anonyme qui chante à Leyde les Délices de la France n’y a peut-être pas regardé de très près ; lady Montagne est une grande dame, dont l’observation superficielle ne va pas sans doute beaucoup au-delà de l’écorce des choses ; Voltaire est un égoïste, qui jouit de cent-cinquante mille livres de rente et qui, quand il a mangé, comme ses moyens le lui permettent, « d’un caneton de Rouen et d’un pluvier de Dauphiné, » n’admet pas volontiers que l’on puisse quelque part mourir de faim. Tous ces petits problèmes, de valeur du témoignage et de crédibilité du témoin, ne se résolvent pas sans beaucoup de recherches et de longues hésitations.

Il faut faire en outre attention que ces témoignages qui crient lamentablement misère peuvent se reporter à des années de détresse : tel fut l’hiver de 1724, qui vit la première institution des dépôts de mendicité ; telle fut encore l’année 1740. A la Chine, dans l’Inde anglaise, en Irlande et ailleurs, nous savons que, jusque de nos jours, il sévit parfois d’épouvantables famines. On peut concevoir telle hypothèse, même sous la république, où la France ne suffirait pas à sa propre consommation. En tout cas, c’est une question de savoir si l’on peut, sur la foi des témoins de ces années de misère, tracer un tableau ressemblant de ce qu’était la situation des campagnes dans les années d’abondance et de prospérité. C’en est encore une autre de savoir jusqu’à quel point et dans quelle mesure on peut rendre un régime politique responsable de maux dont la cause prochaine était dans une erreur économique ou financière, comme l’interdiction de la libre circulation des grains, dont on n’est revenu que de nos jours. Ni l’une ni l’autre n’est précisément facile à débrouiller. Enfin, comme il y a lieu de distinguer les années, il y a lieu de distinguer aussi les régions. Ce qui est vrai de l’Alsace peut ne l’être pas du Béarn ; ce qui est vrai de la Provence peut ne l’être pas de la Bretagne. En dépit de la centralisation administrative, il faut toujours se souvenir que les provinces de l’ancienne France ont chacune leur individualité marquée. Leur incorporation à la patrie commune ne date pas de la même époque ; la réunion ne s’en est pas faite par les mêmes moyens. Les unes ont été, comme la Bretagne, annexées par un mariage ; les autres, comme le Roussillon, par la guerre ; une troisième, par accession, comme la Navarre ; une quatrième, par échange, comme la Lorraine. Chacune d’elles a conservé, du temps de son indépendance ou de sa dépendance d’une autre couronne, sinon précisément des privilèges, tout au moins des coutumes reconnues, consacrées, authentiquées. Le pouvoir central ne s’y fait pas sentir de la même manière, il se heurte en Languedoc à des bornes qu’il ne rencontre pas en Normandie. L’impôt,