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l’Ancien Régime dans la province de Lorraine et Barrois, par M. l’abbé Mathieu, et l’autre, parce qu’il a paru tout récemment, c’est la Vie agricole sous l’ancien régime en Picardie et en Artois, par M. le baron de Galonné. Tous ensemble, ils soulèvent trois intéressantes questions : l’une de méthode, l’autre de fait, la troisième de justice historique.


I

On ne sait pas assez combien sont nombreuses, délicates, complexes, les difficultés de pareils sujets. Les députés et les professeurs de physiologie n’en tiennent compte, et pour n’avoir pas à les résoudre, affectent de les ignorer, ou les ignorent peut-être, et en tout cas les suppriment. Elles continuent de subsister pourtant, et elles font le désespoir de l’historien. Le nombre et la diversité des matériaux en est la principale cause. Il en est effectivement des textes comme des chiffres. On dit à tort qu’il n’y a rien de plus brutal ; on devrait dire, au contraire, qu’il n’y a rien de plus maniable, de plus souple, de plus complaisant. Pour ma part, j’ose avancer, et notamment en ce qui touche les trois derniers siècles de notre histoire intérieure, que je ne connais pas d’opinion que l’on ne puisse autoriser par des textes.

Veut-on, par exemple, prouver que, sous l’ancien régime, la situation de l’habitant des campagnes était le dernier degré du dénûment matériel et de la misère morale ? Il n’y a rien de plus facile, et, de 1689 à 1789, pour un siècle entier, on peut échelonner une série de témoignages irrécusables. Commencez par le passage bien connu de La Bruyère (1689) : — « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne… » Continuez par la citation de Saint-Simon (1725) : — « Au milieu des profusions de Strasbourg et de Chantilly on vit en Normandie d’herbes des champs. Le premier roi de l’Europe ne peut être un grand roi s’il ne l’est que de gueux de toutes conditions. » Ajoutez la lettre de Massillon (1740) : « Le peuple de nos campagnes vit dans une misère affreuse, sans lits, sans meubles ; la plupart même, la moitié de l’année, manquent du pain d’orge et d’avoine qui fait leur unique nourriture, » Joignez encore le journal d’Argenson (1752) : — « Des seigneurs de Touraine m’ont dit que, voulant occuper les habitans par des travaux à la campagne, à journées, les habitans se trouvent si faibles et en si petit nombre qu’ils ne peuvent travailler de leurs bras… » On voit les conclusions où mène invinciblement cette lente accumulation de textes, et l’espèce de réquisitoire qui se dresse, pour ainsi dire de lui-même, article par article, contre l’ancien régime.