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les histoires tournant en légende de cette époque terrible où l’on ne pouvait plus aller sans danger d’une localité à l’autre ; à l’accent avec lequel ou me dépeint les cruautés des chefs de bandes, on sent quelles terreurs et quelles colères leurs noms seuls suffisent encore à réveiller. Mon compagnon de voyage, M. Michèle La Cava, qui avait alors vingt et un ans, a vu rapporter un soir le corps sanglant de son père, signalé comme libéral et patriote, et comme tel assassiné par la bande de Crocco tandis qu’il allait visiter une de ses propriétés.

Je le répète, c’est Pietragalla qui vit l’épisode décisif de cette sorte de chouannerie. C’est devant cette bicoque que vint échouer définitivement Borges et avec lui tout espoir de soulever contre la révolution nationale une Vendée napolitaine ou plutôt, — car ce nom de Vendée est trop noble et trop pur pour qu’on puisse l’appliquer aux hordes qui avaient servi la cause royale en 1799, — quelque chose de semblable à l’armée de la Sainte-Foi que le cardinal Ruffo conduisit victorieusement du fond de la Calabre jusqu’à Naples en marquant son passage par un fleuve de sang.

On était dans l’automne de 1861 ; il y avait un au seulement que Garibaldi était entré à Naples, six mois que François II avait dû quitter Gaëte après cette défense qui avait fait à la monarchie des Bourbons des funérailles dignes de ses ancêtres français. Le pays était encore dans un état de profonde confusion ; tous les élémens de désordre que déchaîne inévitablement une révolution s’y donnaient carrière. Les rouages de l’ancienne machine gouvernementale, étaient détruits, ceux de la nouvelle commençaient à peine à s’organiser. Rien qu’il se fût affaissé d’une manière irrémédiable sous le poids de ses propres fautes et de la corruption de ses agens, quoique l’immense majorité du pays l’eût irrévocablement condamné, le régime déchu de la veille conservait encore des partisans actifs qui cherchaient à le restaurer par tous les moyens. Au milieu du désordre général, en profitant de la désorganisation passagère des élémens de répression, le brigandage avait pris un développement effrayant dans les provinces où il était depuis longtemps à l’état endémique. La dispersion de l’ancienne armée royale, qui dans les Calabres et la Basilicate avait fondu sans combattre, avait fourni de nombreuses recrues aux bandes des malfaiteurs. Bientôt certains chefs qui antérieurement avait déjà fait leurs preuves dans le brigandage, comme Chiavone sur la frontière des états pontificaux, Mittica dans l’Aspromonte, les frères La Gala dans la Sila, Crocco dans le Vulture. d’autres dans les Abruzzes, avaient vu se grouper autour d’eux de vraies petites armées et terrifiaient le pays ; ils étaient devenus des personnages importans, dont le nom remplissait les journaux et occupait la politique européenne.