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cet empereur, c’est le philosophe qu’a voulu représenter le sculpteur du marbre de Lutèce, tandis que celui du marbre d’Achérontia s’est attaché au soldat. Son front est ceint de lauriers ; il porte le costume militaire appelé paludamentum. Son menton est enfin garni de cette barbé qu’il se crut obligé de défendre dans un pamphlet contre les railleries des habitans d’Antioche. Certainement Acerenza est le seul lieu du monde où celui qui tenta de restaurer le paganisme expirant, l’apostat flétri des malédictions des pères, figuré triomphalement à la façade d’une église. Le hasard se plaît souvent à de semblables ironies, et le plus curieux est que, suivant toutes les probabilités, on l’a mis à cette place d’honneur parce qu’à l’époque où l’on a construit la cathédrale, on a cru que sa statue était celle d’un saint. Voici comment. Le patron de l’église est saint Canio, évêque de Juliana, en Afrique, dont on prétend que le corps fut apporté dans la Lucanie à l’époque où les fidèles africains fuyaient devant l’invasion musulmane. Le rapport des proportions respectives semble indiquer que le fragment d’inscription en l’honneur de Julien, qui fait, comme je viens de le dire, le seuil d’une des chapelles de la cathédrale, provient du piédestal de la statue. Or ce fragment présente uniquement les lettres IVLIAN. Si, comme il est probable, les deux débris ont été extraits du sol en même temps, les clercs d’Acerenza, entre 1090 et 1100, plus préoccupés, de saint Canio que de l’empereur Julien, auront complété l’inscription mutilée en Julianensis episcopus, et l’apostat aurait été ainsi transformé en martyr et protecteur céleste.

Aux temps barbares et dans le premier moyen âge, nous voyons Achérontia ou Acerenza jouer pendant quelques siècles un rôle d’une haute importance. C’était alors la ville la plus forte du pays entre la mer Tyrrhénienne et la mer Ionienne, la clé de la Lucanie et l’entrée de la Calabre par le nord. Quand l’intrépide Totila, surgissant dans le midi de l’Italie, releva, pour un moment la monarchie des Ostrogoths plus qu’à demi détruite sous les coups de Bélisaire et balança la fortune des armes byzantines, un de ses premiers soins fut de s’emparer d’Achérontia, de la mettre en état de défense et d’y installer une forte garnison. Jusqu’à la fin de la lutte, cette place resta le pivot de la défense des armées gothiques dans la région. Peu après, les Lombards en devenaient maîtres et en faisaient le siège d’un de leurs castaldi ou chefs de districts, dépendant du duché de Bénévent. Comme la cité ducale dont elle relevait, Acerenza resta aux mains des Lombards, même après la destruction de leur royaume par les Francs. En 787, quand Charlemagne reconnut à Grimoald, fils d’Arichis, la principauté de Bénévent, que son père avait su rendre indépendante à la chute du roi Didier, il lui imposa comme condition d’abattre les murailles