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pareille souffrance du paysan, découlant de conditions sociales mauvaises, sans ébranler dans ses bases le principe de la propriété ; mais le mal est tel qu’il faut résolument se mettre à l’œuvre pour chercher les moyens de le guérir, sous peine d’avoir un jour affaire à une révolution agraire ou de voir certaines provinces se convertir en désert. Depuis longtemps déjà le problème devrait être à l’ordre du jour pour tous les hommes d’état de l’Italie.

Rendons, du reste, cette justice au gouvernement italien que, s’il a beaucoup trop tardé à s’occuper de la question des campagnes, peut-être par un certain effroi de toutes les complications qu’elle soulève, il n’a pas hésité à trancher dans le vif à propos d’une autre question, spéciale à la Basilicate, à propos d’abus révoltans qu’on pouvait inscrire parmi les résultats de la misère de ses habitans. C’est, en effet, de cette province, où la population se fait remarquer par ses dons musicaux naturels, où l’on rencontre à chaque pas des bergers qui, sans avoir appris leurs notes, exécutent sur un chalumeau grossier qu’ils ont fabriqué eux-mêmes des airs d’un charme étrange et mélancolique, c’est de cette province que sortait cette nuée de petits Italiens qu’on rencontrait dans toute l’Europe allant de ville en ville mendier en jouant des instrumens et en chantant. Une véritable traite des blancs s’était organisée en Basilicate avec la tolérance des agens de l’ancien gouvernement. D’odieux industriels parcouraient les campagnes pour y ramasser les enfans, les achetant pour un morceau de pain à la pauvreté de leurs parens ou bien souvent les enlevant à l’insu de ceux-ci, quand ils en trouvaient l’occasion. Ils les conduisaient ensuite à l’étranger et les y exploitaient sans vergogne, empochant l’argent que ces pauvres petits recevaient chaque jour du public, les rouant de coups et les faisant mourir de faim, souvent même les dressant au vol. Beaucoup des malheureux enfans ainsi traînés loin de leurs foyers mouraient des fatigues et de la misère de la vie qu’on leur faisait mener. Ceux qui y résistaient rentraient au bout de quelques années, incapables de se plier désormais à un travail régulier, corrompus jusqu’aux moelles par l’habitude de la mendicité vagabonde, et avec cela aussi pauvres qu’ils étaient partis, sans rapporter un sou de ce qu’ils avaient gagné, car tout avait été absorbé par leur exploitant. Quelques-uns de ces infâmes trafiquans de chair humaine allaient même jusqu’au crime quand ils rencontraient un enfant dont la voix annonçait des qualités exceptionnelles ; ils en faisaient un soprano, produit artificiel encore fort recherché de certains maîtres de chapelle et dont ils trouvaient à tirer bon parti. Sans doute, les lois du royaume de Naples, non plus que celles d’aucun pays chrétien, n’admettaient comme licite l’abominable opération qui enlève à un individu sa qualité d’homme pour lui assurer une voix d’une nature