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le cheval abruti qui, les yeux bandés, tourne sa meule, tantôt occupée à des parades futiles, comme le chien savant qui, paré d’oripeaux, déploie des grâces en public[1]. Mais supprimez par la pensée les oripeaux, les bandeaux, les entraves, les compartimens de l’écurie sociale, et vous verrez apparaître un homme nouveau, qui est l’homme primitif, intact et sain d’esprit, d’âme et de corps. — En cet état, il est exempt de préjugés, il n’a pas été circonvenu de mensonges, il n’est ni juif, ni protestant, ni catholique; s’il essaie de concevoir l’ensemble de l’univers et le principe de choses, il ne se laissera pas duper par une révélation prétendue, il n’écoutera que sa raison; il se peut que, parfois, il devienne athée, mais presque toujours il se trouvera déiste. — En cet état, il n’est engagé dans aucune hiérarchie, il n’est point noble ni roturier, ouvrier ni patron, propriétaire ni prolétaire, inférieur ni supérieur. Indépendans les uns des autres, tous sont égaux, et, s’ils conviennent de s’associer entre eux, leur bon sens stipulera comme premier article le maintien de l’égalité primordiale. — Voilà l’homme que la nature a fait, que l’histoire a défait et que la révolution doit refaire[2]. Sur les deux enveloppes de bandelettes qui le tiennent entortillé, sur la religion positive qui comprime et fausse son intelligence, sur l’inégalité sociale qui fausse et mutile sa volonté[3], on ne peut frapper trop fort; car, à chaque coup que l’on porte, on brise une ligature, et à chaque ligature que l’on brise, ou restitue un mouvement aux membres paralysés.

  1. Dans cette peinture de l’ancien régime, l’emphase et la crédulité du temps débordent en exagérations colossales. Buchez et Roux, XXXI, 300. (Rapport de Saint-Just, 26 février 1794.) « En 1788, Louis XVI fit immoler huit mille personnes de tout sexe et de tout âge à Paris dans la rue Meslay et sur le Pont-Neuf. La cour renouvela ces scènes au champ de Mars. La cour pendait dans les prisons; les noyés qu’on ramassait dans la Seine étaient ses victimes. Il y avait quatre cent mille prisonniers; on pendait par an quinze mille contrebandiers, on rouait trois mille hommes ; il y avait dans Paris plus de prisonniers qu’aujourd’hui... Parcourez l’Europe; il y a dans l’Europe quatre millions de prisonniers dont vous n’entendez pas les cris. » Ibid., XXVI, 432. (Discours de Robespierre, 10 mai 1793.) « Jusqu’ici l’art de gouverner n’a été que l’art de dépouiller et d’asservir le grand nombre au profit du petit nombre, et la législation le moyen de réduire ces attentats en système. »
  2. Buchez et Roux, XXXII, 353. (Rapport de Robespierre à la Convention, 7 mai 1794.) « La nature nous dit que l’homme est né pour la liberté, et l’expérience des siècles nous montre l’homme esclave. Ses droits sont écrits dans son cœur et son humiliation dans l’histoire. »
  3. Ibid., 372. « Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des piètres! Je ne connais rien de semblable à l’athéisme comme les religions qu’ils ont faites ! » — Déjà, dans la Constituante, il voulait que l’on défendît au père d’avantager un enfant. « Vous n’avez rien fait pour la liberté si vos lois ne tendent à diminuer, par des moyens efficaces et doux, l’inégalité des fortunes. » (Hamel, I, 403.)