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aveugles ou dépravés qu’ils protestent. En vain, l’individu alléguerait ses droits individuels; il n’en a plus : par le contrat social qui est obligatoire et seul valable, il a fait abandon de tout son être; n’ayant rien réservé, « il n’a rien à réclamer. » Sans doute, quelques-uns regimberont, parce que, chez eux, le pli contracté persiste et que l’habitude postiche recouvre encore l’instinct originel. Si on déliait le cheval de meule, il recommencerait à tourner en rond; si on déliait le chien du bateleur, il se remettrait sur ses pattes de derrière; pour les rendre à leur allure spontanée, il faudrait les secouer rudement. Pareillement, il faudra secouer l’homme pour le rendre à son attitude normale. Mais en ceci nous n’avons point de scrupules[1], car nous ne le courbons pas, nous le redressons; selon le mot de Rousseau, « nous le forçons à être libre; » nous lui conférons le plus grand des bienfaits que puisse recevoir une créature humaine; nous le ramenons à la nature et nous l’amenons à la justice. C’est pourquoi, maintenant qu’il est averti, s’il s’obstine à résister, il devient criminel et digne de tous les châtimens[2], car il se déclare rebelle et parjure, ennemi de l’humanité et traître au pacte social.


IV.

Commençons par nous figurer l’homme naturel; certainement aujourd’hui l’on a peine à le reconnaître; il ne ressemble guère à l’être artificiel que nous rencontrons à sa place, à la créature déformée par un régime immémorial de contrainte et de fraude, serrée dans son harnais héréditaire de superstitions et de sujétions, aveuglée par sa religion et matée à force de prestiges, exploitée par son gouvernement et dressée à force de coups, toujours à l’attache, toujours employée à contresens et contre nature, quel que soit son compartiment, haut ou bas, quelle que soit sa mangeoire, pleine ou vide, tantôt appliquée à des besognes serviles, comme

  1. Buchez et Roux, XXIX, 142. (Discours de Jean-Bon Saint-André à la Convention, 25 septembre 1793.) « On dit que nous exerçons un pouvoir arbitraire, on nous accuse d’être despotes. Despotes, nous!.. Ah ! sans doute, si c’est le despotisme qui doit faire triompher la liberté, ce despotisme est la régénération politique. » On applaudit. — Ibid. XXXI, 276. (Rapport de Robespierre, 17 pluviôse an II.) On a dit que la terreur est le ressort du gouvernement despotique. Le vôtre ressemble-t-il donc au despotisme? Oui, comme le glaive qui brille dans les mains des héros de la liberté ressemble à celui dont les satellites de la tyrannie sont armés... Le gouvernement de la révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie. »
  2. Ibid., XXXII, 253. Décret du 20 avril 1794. « La Convention déclare qu’appuyée sur les vertus du peuple français, elle fera triompher la république démocratique et punira sans pitié ses ennemis. »