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dans des rêves intérieurs que leur volonté me peut traduire, n’entendaient même pas les roulemens de tambour qui retentissaient au-dessous d’eux à l’étage inférieur. Eux aussi ont eu leur part de la fête : une orange qu’ils retournent machinalement dans leurs mains et dont ils ne savent que faire. Elle ne manque pas de besogne, la sœur qui les surveille ; il faut les relever quand ils tombent, les empêcher de glisser de leur fauteuil, deviner la pensée qu’ils ne savent exprimer, les moucher, essuyer leurs lèvres et renouveler les langes dont on les enveloppe comme des nouveau-nés. Parfois ils se mettent à pleurer sans motif apparent ; on les dorlote, on leur tapote les joues pour les consoler ; ils essaient de prendre leur prise de tabac, ils n’y parviennent pas, on les y aide ; on les dodeline, on les berce, on les endort. Petites-Sœurs des Pauvres, vous êtes admirables !

Le jardin est vaste ; on l’appelle « la Ferme ; » il y a de belles gloriettes où les clématites desséchées par l’hiver étalent les boucles de leur perruque. Il faudrait des annexes : une buanderie moins glaciale, un corps de bâtiment pour y installer des dortoirs qui permettraient une hospitalité plus large. Il est si pénible, quand on entend la misère heurter à la porte, de savoir qu’on est trop à l’étroit pour lui faire place à la table et au feu ! On rêve de s’agrandir, mais les bâtisses coûtent cher à Paris, et l’aumône du jour suffit à peine aux besoins quotidiens. Infatigables autour de leurs pensionnaires, aimant à « les gâter, » les petites-sœurs suivent une règle sévère et ne s’épargnent pas les austérités. Dans une des maisons, j’avais été surpris de la richesse de la literie ; chaque pensionnaire a un sommier, deux matelas, un traversin, un oreiller, un édredon ; un homme charitable n’a point reculé devant cette largesse. J’ai poussé la porte du dortoir des sœurs ; la pièce est carrelée ; nul tapis, pas même un paillasson devant les lits ; sur chaque lit, une paillasse, un simple sac à peu près plein de feuilles de maïs ; le lit de la supérieure est placé près de la fenêtre ; cela seul le distingue des autres. Si le repos de l’âme fait le bon sommeil, on doit bien dormir sur ce « paillot. » On ne s’y attarde pas, du reste ; à dix heures, coucher ; lever, à quatre heures et demie du matin ; la règle n’a point d’exception ; elle est absolue en hiver comme en été. Pendant la nuit, deux petites-sœurs couchent près de l’infirmerie et restent debout si quelque malade exige leurs soins. Cette vie est dure ; nul repos dans le jour, nulle sécurité pendant la nuit, car à toute minute on peut être appelé. Les exercices religieux n’ont rien d’excessif ; là, plus que partout ailleurs, l’action même est une prière ; mais le labeur est incessant, il est pénible pour la faiblesse féminine et dépasse souvent les forces. On meurt