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retirés avant d’ouvrir devant eux les portes de la maison hospitalière ? C’est leur secret et ils ne le divulguent pas volontiers ; les petites-sœurs en savent long à cet égard, elles se taisent, et si l’on m’a fait des confidences, je n’ai pas à les répéter. Un aumônier me disait, en parlant des vieillards : « Ils reviennent vite à de bons sentimens. » Ils reviennent ? Je n’en crois rien ; la plupart y arrivent pour la première fois. Il y a là des gens qui ont eu pignon sur rue, qui ont mené la vie élégante ; il y en a qu’un métier mal choisi, mal exercé, a conduits à la misère ; il y en a qui ont traversé les tribunaux et les geôles ; il y en a qui ont été de pauvres êtres sans défense, qui n’ont point su lutter contre la vie et que la vie a vaincus ; il y a surtout des malheureux qui ont abandonné leur petit avoir à leurs enfans et que leurs enfans ont maltraités, chassés et réduits à implorer la charité. Il y a des vagabonds que nulle loi n’a pu dompter, que nulle fonction n’a pu retenir, qui, pareils à certains oiseaux voyageurs, semblent avoir obéi aux instincts invincibles de leur nature ; ceux-là, on ne les peut garder ; ils s’efforcent de rester au gîte, de s’accoutumer à l’existence régulière, de plier leur inflexible indépendance aux nécessités de la vie en commun ; peine perdue : quelque chose les pousse dehors, et ils s’en vont coucher sous les ponts, se glisser près des fours à chaux, dormir au soleil sur les talus des fortifications ; on les arrête, on les mène au poste de police, on les envoie en hospitalité aux dépôts de Saint-Denis ou de Villers-Cotterets ; là non plus ils ne peuvent rester ; ils s’évadent et reprennent la vie errante qui leur est chère, jusqu’à ce que la mort les saisisse au rebord d’un fossé, sur le grabat d’un hôpital ou dans la cellule d’une prison.

Les femmes n’ont point eu des existences moins accidentées ; plus d’une a eu ses jours de gloriole et a entendu les étudians battre des mains après un brindisi bien enlevé ou un accès de chorégraphie peu orthodoxe ; celles-là, malgré les rides, les cheveux blancs et la décrépitude, on les reconnaît ; dans le port de la tête, dans la façon de couler le regard, elles ont conservé quelque chose qui rappelle les provocations d’autrefois ; comme la princesse de Palestrina, elles semblent près de dire : « Je n’ai pas toujours eu les yeux éraillés et bordés d’écarlate. » Chez plus d’une j’ai surpris des airs d’impudence que l’âge n’avait guère affaiblis ; pauvres vieux flacons vides et brisés qui gardent encore quelque arôme du parfum qu’ils ont jadis contenu. A la saillie des tendons du cou, on reconnaît celles qui, poussant la charrette de la marchande des quatre saisons, ont crié : « A la barque ! à la barque ! » ou « Trois de six blancs les rouges et les blancs ! » Au premier coup d’œil, on voit celles qui ont été mariées ; l’alliance d’or brille à leur doigt. Si malheureuse,