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dernier rogaton. Il faut pourvoir à trois repas : le déjeuner du matin, le dîner à midi, le souper à cinq heures du soir : nul ne doit quitter la table ayant encore faim ; comme aux premiers jours de Saint-Servan, les petites-sœurs ne mangent que lorsque les vieillards qu’elles servent ont mangé. Le pain recueilli dans les restaurans et dans les établissemens scolaires qui n’ont point de traité avec les « marchands d’eaux grasses, » arrive souillé, rassis, bien dur pour des gencives octogénaires. On le nettoie, on enlève toute partie maculée et on le met au four afin de l’attendrir et de le rendre acceptable ; les morceaux trop racornis sont hachés et entrent dans la composition de la soupe. J’ai goûté aux plats déjà disposés sur la table du réfectoire et j’ai pensé qu’au temps de mes voyages j’aurais été souvent heureux d’en trouver de pareils. Une fois par an, il y a gala chez les petites-sœurs ; c’est le 19 mars, jour de la fête de saint Joseph ; l’archevêque de Paris, accompagné de ses vicaires, se rend dans une des cinq maisons et, aidé par quelques bienfaiteurs, revêtus comme lui d’un tablier blanc, il sert lui-même les vieux et les vieilles attablés, qui se confondent en remercîmens et comprennent, par cet exemple, que la fraternité chrétienne n’est pas un vain mot.

Les débris des tables parisiennes nourrissent les pensionnaires des Petites-Sœurs des Pauvres, mais la table des pensionnaires a elle-même des débris qui ne doivent pas être perdus. Ce que l’homme n’accepte plus est bon pour les animaux ; aussi chaque maison a sa basse-cour que l’on montre avec quelque satisfaction et qui est nourrie avec le rebut du réfectoire et des cuisines. À la rue Picpus, j’ai vu un régiment de poulets qui vivaient en bonne intelligence avec une bande de canards ; à la rue Saint-Jacques, j’ai contemplé cinq porcs gras et reluisans tout prêts pour le couteau du charcutier ; à l’avenue de Breteuil, il y a toute une garenne de lapins de clapier ; lorsque la tribu devient trop nombreuse, on la décime et on la transforme en gibelotte générale, à la grande joie des gourmets de la maison. Une supérieure me disait non sans un sentiment d’orgueil : « Une fois tout le monde a pu manger du canard ! » Ces jours-là comptent dans la vie des pensionnaires, on en garde le souvenir et l’on en parle avec complaisance.

Les dons en nature ne sont pas seulement des alimens ; il n’est rien dans la maison des petites-sœurs qui ne provienne de l’aumône, elles disent de la Providence. Elles acceptent tout : j’ai vu apporter des fragmens de boîtes en bois blanc : « Eh ! bon Dieu ! que ferez-vous de cela ? — Monsieur, c’est très utile et nous sommes bien heureuses de l’avoir, ça nous sert à allumer le feu. » Dans un grenier de la maison de la rue Saint-Jacques, j’ai vu une sœur et