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les fait. La meilleure part de la récolte vient des grands restaurans, qui réservent la desserte de leurs tables pour le réfectoire des indigène. Ce que le langage des halles appelle « arlequins ou bijouterie » est mis de côté et gardé pour la voiture des petites sœurs. On sépare ces rogatons, on les assemble autant que possible selon leur nature ; on a soin de ne pas mêler les croque-en-bouche avec les homards, ni les asperges avec les compotes, et l’on donne ainsi « des restes » auxquels un coup de feu rendra leur saveur. Tous ces grands établissemens de nourriture raffinée alimentent la cuisine des petites-sœurs qui se les sont répartis. Picpus a l’hôtel du Louvre ; Notre-Dame-des-Champs va chez Brébant. Je cite ces deux maisons, qui sont admirables de charité, j’en pourrais citer bien d’autres. Le Louvre, — hôtel et magasin, — ne se lasse pas de donner. Brébant nourrit tout un monde d’affamés. J’ai vu sortir du fond des récipiens en fer battu, des filets de bœuf à peine « entamés, » des poulardes auxquelles il ne manquait qu’une aile et des cuissots de chevreuils qu’avec un peu de bonne volonté on aurait pu croire intacts. Ce sont là, on le pense bien, des bonnes fortunes culinaires qui ne se renouvellent pas tous les jours ; ces rares morceaux sont gardés précieusement pour les malades alités à l’infirmerie, auxquels ils sont un régal et un réconfortant. Ce que l’on recherche le plus dans ces restaurans, c’est le marc de café. C’est ce que l’on demande avec insistance, c’est ce que l’on surveille avec plus de soin, c’est ce que les pensionnaires, et peut-être bien aussi les petites-sœurs, attendent avec le plus d’anxiété. Je ne sais qui a eu cette idée, cette idée de génie, de recueillir le marc que l’on jetait à la borne et d’en tirer un brouet qui offre encore l’illusion du café. Le café au fait semble être une nécessité pour le vieillard parisien ; j’avais déjà remarqué ce fait autrefois, lorsque j’étudiais la Salpêtrière et les hospices ouverts à la vieillesse ; il n’est pas de sacrifices que l’on ne s’impose pour avoir, chaque matin, cette bienheureuse tasse de café au fait dont l’habitude est devenue tyrannique. Les petites-sœurs l’ont compris et elles s’en vont quêtant partout le marc épuisé, dont elles parviennent à extraire encore une boisson qui a plus d’apparence que de réalité, mais dont les pauvres vieux sont très friands. Je regardais une petite vieille ratatinée qui buvait lentement et dégustait chaque gorgée ; je lui dis : « Eh bien ! la mère ; est-il bon, votre café ? » Elle tourna vers moi ses yeux futés, et soulevant l’épaule avec un geste de résignation, elle répondit : « A parler franchement, c’est un peu « lavasse, » mais il n’y a que cela qui me soutient. »

Lorsque la voiture de quête rentre à la maison, les dons en nature sont portés à la cuisine, visités, triés avec soin et utilisés jusqu’au