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La maison de Saint-Servan était pleine ; les sœurs gîtaient où elles pouvaient, au grenier, au galetas, sur le palier ; la place manquait pour recevoir les malheureux qui demandaient un abri ; à côté de la maison on possédait un terrain ; mais comment bâtir ? avec quoi acheter les matériaux et payer les ouvriers ? Pour toute fortune, la communauté avait 50 centimes en caisse ; les sœurs se mirent à creuser la terre et s’en allèrent dans les champs ramasser des pierres pour établir les fondations de l’annexe qu’elles voulaient ajouter à leur asile. Les ouvriers de Saint-Servan s’émurent de voir ces pauvres filles manier la pioche et ruisseler de sueur sous la fatigue ; ils s’offrirent au travail, un entrepreneur fit le charroi gratuitement, les offrandes affluèrent et une maison nouvelle fut construite, où l’on put recueillir encore une quarantaine d’indigens.

Ce fut l’abbé Le Pailleur qui détermina le but de l’œuvre et lui traça la mission dont elle ne peut s’écarter ; il l’a limitée aux vieillards indigens. Les premières Petites-Sœurs recueillaient tout ce qui souffrait, les enfans perdus, les enfans orphelins, les enfans infirmes aussi bien que les malheureux accablés par l’âge. L’abbé Le Pailleur restreignit cette commisération, qui risquait de s’affaiblir à force de se répandre ; il la catégorisa pour ainsi dire et la renferma dans ce que la charité a de plus élevé, dans les soins à donner à la caducité retournée vers l’enfance. Je me figure que, dans ses promenades d’écolier et de séminariste, au long des murailles de Saint-Malo, sur la route qui va vers Cancale, au bord des chemins creux des environs de Rennes, il avait rencontré souvent des vieillards déguenillés, ivres ou mendians, la lèvre abêtie, l’œil éteint, grattant leur vermine et offrant le spectacle d’une abjection d’autant plus pénible que le respect dû au grand âge est presque inné dans le cœur de l’homme. Le vieux mendiant est ivrogne et vagabond ; tous les vices ont fondu sur lui ; il en est la proie et n’essaie guère de leur échapper. » Je ne sais ce qu’est devenue la Bretagne depuis que je l’ai parcourue à pied (1847) ; à cette époque, la mendicité y était une sorte d’institution agressive, presque menaçante, contre laquelle on avait quelque peine à se protéger. Plus d’une fois, Gustave Flaubert et moi, nous avons été bloqués par des bandes de malingreux que nulle aumône ne parvenait à satisfaire. Dans le Morbihan, à Baud, comme nous. revenions du château de Quinipilly, il fallut l’intervention des gendarmes pour nous dégager. L’abbé Le Pailleur a dû avoir de telles scènes sous les yeux ; homme, il eut pitié de tant de misère ; prêtre, il eut horreur de tant de dépravation ; son intelligence, sa bonté, lui firent comprendre que, pour sauver l’âme, il faut bien souvent commencer par soigner le corps, et c’est alors sans doute qu’il conçut le projet d’où tant de bonnes actions devaient découler et que les pauvres filles de Saint-Servan, menées