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sans elle, seraient morts de faim au coin des bornes ou d’alcoolisme sous la table des cabarets.

Il faut que sa ferveur ait été grande : il n’a point douté de Dieu, je le comprends, il était prêtre ; mais il n’a point douté des hommes, car c’est à eux que, chaque jour, à chaque heure, pour ainsi dire, il a demandé de quoi subvenir à des nécessités qui jamais ne se reposent, et c’est d’eux qu’il l’a obtenu. Là est le miracle : la manne qui nourrit les affamés perdus dans le désert de la vie ne tombe point du ciel ; elle tombe de la main des hommes, et c’est la foi dans l’humanité, dans sa charité inépuisable, dans sa commisération qui a permis de secourir tant d’infortunes. J’imagine sans le savoir que l’abbé Le Pailleur eut à lutter souvent contre ses supérieurs ecclésiastiques, effrayés de sa hardiesse et de cette infatigable imprévoyance que ne rebutaient ni les difficultés ni les prévisions du plus simple bon sens. Le bon sens avait tort et l’imprudence eut raison. L’âme du pauvre vicaire avait des ailes ; elle a volé plus loin et surtout plus haut que la sagesse humaine. L’abbé Le Pailleur existe encore ; je ne le connais pas, mais j’ai vu son portrait. La bienveillance des yeux et des lèvres est remarquable, le front est intelligent ; ce qui domine dans la physionomie, c’est la placidité ; dans cette tête sereine on sent la persistance des doux entêtés que rien ne décourage, qui savent plier à l’heure opportune, mais dont la pensée dominante ne fait de concession à personne, ni aux autres, ni à eux-mêmes.

Il était plus que l’âme de l’œuvre qui tentait de naître, il y participait, vivait misérablement pour alimenter les vieux indigens, renouvelait peu ses soutanes et jeûnait plus souvent que l’église me l’ordonne. Lorsque l’on quitta la mansarde pour s’établir dans l’ancien cabaret, il fallut quelque argent : les économies de Fanchon Aubert ne suffisaient pas ; l’abbé vendit sa montre en or et, — ce qui fut un sacrifice réel, — sa chapelle d’argent ; le calice avec lequel on avait dit la première messe, les burettes qui avaient versé le vin consacré s’en allèrent chez le brocanteur et aidèrent à acheter des matelas pour coucher les infirmes. On ne mangeait pas toujours à sa faim, en ce temps-là, et plus d’une fois les quatre pauvres filles qui prenaient soin des pensionnaires se mirent au lit à jeun et n’ayant qu’une prière pour se réconforter. Un soir d’hiver, les vieillards avaient soupe et étaient couchés. Les quatre servantes des pauvres voulurent manger à leur tour ; on fouilla dans les armoires, on regarda sur chaque planche des buffets et l’on ne découvrit que 100 grammes de pain ; on en plaisanta et l’on se disposait à aller dormir, lorsque l’on entendit heurter à la porte ; c’était une aumône d’alimens que l’on apportait du presbytère : cette fois, du moins, on put manger.