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nous installons les autres par escouades dans les maisons publiques, et nous leur distribuons la tâche; il leur est interdit de rien fournir aux particuliers; désormais les cordonniers de France ne fabriqueront plus que pour nous, et chacun d’eux, sous peine d’amende, nous livrera tant de paires de souliers par décade. — D’autre part, le service civil n’est pas moins important que le service militaire, et il est aussi urgent d’approvisionner le peuple que de le défendre. C’est pourquoi nous mettons « en réquisition tous ceux qui contribuent à la manipulation, au transport et au débit des denrées et marchandises de première nécessité[1], » notamment des combustibles et des subsistances, bûcherons, charretiers, flotteurs, meuniers, moissonneurs, batteurs en grange, vignerons, faucheurs, laboureurs, « gens de la campagne » de toute espèce et de tout degré. Ils sont nos manœuvres, nous les faisons marcher et travailler sous peine de prison et d’amende. Plus de paresseux, surtout quand il s’agit de la récolte ; nous menons aux champs la population entière d’une commune ou d’un canton, y compris « les oisifs et les oisives[2] ; » bon gré mal gré, ils moissonneront sous nos yeux, en bande, chez autrui comme chez eux, et rentreront indistinctement les gerbes dans le grenier public.

Mais tout se tient dans le travail, depuis l’œuvre initiale jusqu’à l’œuvre finale, depuis la matière la plus brute jusqu’au produit le plus élaboré, depuis le grand entrepreneur jusqu’au détaillant infime; quand on a mis la main sur le premier anneau de la chaîne, il faut aussi la mettre sur le dernier. A cela encore la réquisition suffit : nous l’appliquons à toutes les besognes; chacun est tenu de continuer la sienne, le fabricant de fabriquer, le commerçant de commercer, même à son détriment, parce que, s’il y perd, le public y gagne, et qu’un bon citoyen doit préférer à son profit privé l’avantage public[3].— En effet, quel que soit son office, il est dans son office un employé de la communauté; partant celle-ci peut, non-seulement lui prescrire, mais lui choisir sa tâche ; elle n’a pas besoin de le consulter, il n’a pas le droit de refuser. C’est pourquoi nous nommons ou nous maintenons les gens, même malgré eux.

  1. Décret du 15-18 floréal an II. Décret du 29 septembre 1793 (Énumération de quarante objets de première nécessité). — L’article 9 décrète trois jours de prison contre les ouvriers et fabricans qui « se refuseront, sans causes légitimes, à leurs travaux ordinaires. » — Décrets des 16 et 20 septembre 1793, et décret du 11 septembre, articles 16, 19, 20 et 21.
  2. Archives nationales, AFII, III. Arrêté du représentant Ferry; Bourges, 23 messidor an II. — Ibid., AFII, 106. Arrêté du représentant Dartigoyte Auch, 18 prairial an II.
  3. Décret du 11 brumaire an II, art. 7.