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Ceux qui se sacrifient à ces travaux que ne connut point l’antiquité appartiennent ou se rattachent à des congrégations religieuses ; robe de bure ou robe d’étamine, tête rasée ou béguin blanc ; l’œuvre de charité n’interrompt point l’œuvre de la prière ; on prie pour ceux que l’on sauve, on prie pour qui maudit et pour qui persécute ; dans l’être humain, on voit l’infirmité physique et l’infirmité morale ; on cherche à panser l’une et l’autre. Leur nom ? ils n’en ont plus : ils s’appellent frère Joseph ou sœur Madeleine ; la charité s’est refermée sur eux et les a forclos du monde, où ils ne retournent que pour chercher des malheureux à secourir et de quoi secourir les malheureux. Abnégation, fatigue, soins répugnans, à la maison ; dans la rue, les insultes des polissons ; tout autour un veut d’athéisme qui souffle et menace de détruire les refuges et d’abattre les asiles. D’où viennent ces héros de la charité ? De partout, de la ville et de la campagne ; parmi les hommes je vois des prêtres, des soldats, des paysans, des avocats, des professeurs ; au milieu des femmes je compte des servantes, des ouvrières, des filles de la petite bourgeoisie, des filles de la haute bourgeoisie, des filles de la noblesse qui gardent peut-être le souvenir des fêtes profanes où elles ont brillé ayant d’appliquer L’eau phéniquée sur les plaies cancéreuses ou de laver le linge des gâteux ; il en est plus d’une que je pourrais nommer.

Sœur Marie, je vous ai reconnue ; lorsque devant vous, la supérieure a prononcé mon nom, vous avez tressailli et votre tête s’est abaissée, comme si elle eût voulu disparaître sous les ailes de votre coiffe empesée. Votre aïeul maternel, le général… était mon proche parent ; lorsque j’étais enfant, j’ai souvent joué avec votre mère, car nous étions à peu près du même âge. Je vous ai vue toute petite, je vous ai vue jeune fille ; vous souvenez-vous qu’un soir vous m’avez chanté l’Adieu de Schubert ? Vous aviez un cou charmant que je prenais plaisir à regarder. Votre frère est comte et suit son chemin dans la vie. L’existence avait bien des séductions pour vous. Quand vous avez été majeure on vous a dit : « Il est temps de te marier : » vous avez répondu : « Je serai l’épouse mystique de Celui qui est, et je soignerai ses pauvres. » Vous avez revêtu la lourde robe, vous avez coupé vos cheveux blonds, — ont-ils blanchi ? je n’ai pu les voir, — et vous êtes devenue la mère de ceux qui gémissent. La pâleur du cloître est sur votre visage, qui n’a rien perdu de sa placidité enfantine ; votre main fine, qui avait de si jolis ongles en amande, s’est durcie, s’est ridée à retourner des paillasses, à panser des ulcères et à égrener le chapelet d’ébène. Les malheureux vous contemplent avec tendresse lorsque vous passez dans le dortoir en leur adressant une bonne parole. Un fait que j’ai remarqué m’a surpris. Lorsque vous étiez jeune, près de votre mère,