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empruntent cette opinion à l’auteur; l’un et l’autre sans doute assistaient trois ans auparavant, le 28 janvier 1858, à cette séance de l’Académie française où le récipiendaire s’écriait: «Que voyons-nous autour de nous depuis trente ans? Une société toute neuve, sans passé, sans traditions, sans croyances et même sans préjugés; un pays d’égalité où la richesse est devenue le but de toutes les ambitions depuis qu’elle est devenue la seule inégalité possible: » ce n’est donc pas une opinion de théâtre ni un jugement improvisé que M. Augier nous communique par l’entremise du marquis d’Auberive et de Giboyer. « Depuis trente ans.., » disait l’auteur en 1858. En effet, ce n’est pas tout de suite après la révolution française qu’on put en apercevoir ce résultat : la prépondérance de l’argent. Sous l’empire, à peine si quelques fournisseurs des armées avaient pu s’occuper de faire fortune; il fallut que toute la restauration s’écoulât pour permettre à l’épargne de se reformer avant qu’on vît sur le sol nivelé toute la grandeur de la puissance nouvelle. Sous la monarchie de juillet, l’argent commença de croître en influence et en prestige; la révolution du 24 février l’effraya sans l’abattre; le second empire lui donna une sécurité que ne troublaient plus les agitations de la liberté politique, ni le souci des intérêts moraux du pays. En même temps, la vie devenait plus chère et l’appétit du luxe plus aigu ; le jeu seulement pouvait suffire à ces besoins nouveaux. Dans le silence du pays, Paris ne fut plus qu’une Bourse desservie par des chemins de fer. C’est alors qu’on vit éclater coup sur coup tant de comédies dont l’argent était le héros. Dans celle-ci l’auteur ne se contente pas de nous le montrer en action; il nous révèle en même temps les origines de son pouvoir : nous ne voyons pas, après vingt-deux ans, que la vertu de ces origines soit épuisée ni que ce pouvoir ait décru.

S’il montre par quelle méthode les financiers malhonnêtes s’introduisent dans la société et comment cette société leur était d’avance ouverte, M. Augier montre aussi comment ils s’y comportent: il ne les quitte pas une fois installés dans la place; il dénonce le régime qu’ils y vont établir. On sait à présent si ce régime a prospéré. L’union de la finance et de la presse, ou plutôt l’asservissement de celle-ci à celle-là, était une nouveauté quand parut cette pièce, une nouveauté qui faisait scandale et qu’on s’efforçait d’attribuer à des causes passagères. « Il n’est plus permis aux journaux de représenter des idées: il est naturel qu’ils représentent des intérêts; que la liberté renaisse, et les marchands seront chassés du temple. » Ainsi pensait-on vers 1861. Depuis, la liberté a reparu, mais le temple appartenait aux marchands, et personne aujourd’hui ne s’étonne qu’ils en demeurent propriétaires. « Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment! » s’écriait avec amertume le marquis d’Auberive. Eh! oui, sans doute, ils achètent un journal; s’ils le paient, c’est leur