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français, et que d’un bout à l’autre y court cet esprit qui dans telle scène est une force et dans telle autre une grâce, — il arrive que le public tout entier acclame cette pièce avec une joie qu’avive secrètement la surprise de se trouver d’accord ; ou si tous ne se souviennent pas des dissentimens d’autrefois et, par conséquent, ne peuvent s’apercevoir qu’ils sont apaisés, au moins est-il vrai de dire que tous admirent librement, avec une parfaite sécurité d’esprit, une œuvre aussi jeune qu’il y a vingt ans et peut-être plus jeune, car elle paraît douée désormais de cette jeunesse perpétuelle des choses nées heureusement pour durer.

On sait qui sont « les Effrontés : » les financiers malhonnêtes qui paient d’audace pour forcer l’entrée du monde. La théorie de leurs manœuvres se révèle dans ces conseils ironiques du marquis d’Auberive à Vernouillet : « L’effronterie, voyez-vous, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo, accepter les gens pour ce qu’ils paraissent; secundo, ne pas voir à travers les vitres tant qu’elles ne sont pas cassées... L’œil provocant ! la voix haute ! N’attendez pas les gens, ils ne viendraient pas à vous ; n’allez pas au-devant d’eux, ils vous tourneront le dos; marchez sur eux en leur tendant une main menaçante, et ils la prendront... » L’effronterie, c’est donc l’impudence mise au service de l’argent. L’argent n’est-il pas roi? Tout à l’heure, le marquis d’Auberive disait au bourgeois Charrier : « Vous êtes dans les meilleurs termes avec M. Barbançon, qui est une lourde bête... — C’est un honnête homme. — Le salueriez-vous s’il était pauvre? — S’il était pauvre, je ne le connaîtrais pas. — C’est donc uniquement sa fortune que vous connaissez et son argent que vous saluez? Eh bien ! croyez-vous qu’il y ait bien loin de saluer l’argent d’un imbécile à saluer l’argent d’un fripon?.. Quant à moi, j’adore l’argent partout où je le rencontre ; les souillures humaines n’atteignent pas sa divinité; il est parce qu’il est. » Donc, l’argent est Dieu, et l’impudence le sert ; pour mieux établir son règne, quelles voies prendra-t-elle? Vernouillet, ranimé par le marquis, a là-dessus des lumières soudaines. Dans une société gouvernée par l’opinion, et où l’opinion, que ne juge et ne raffermit aucune règle supérieure, se laisse facilement intimider, sinon corrompre, aucun instrument ne sera meilleur que la presse pour la besogne que l’impudence veut faire au profit de l’argent. D’ailleurs, par la presse, en même temps que le respect des fidèles, la divinité elle-même prendra de l’accroissement. Vernouillet, cet homme positif, est saisi de lyrisme à la vue de l’avenir qui se déroule devant lui : « Je tiens dans ma main les deux pouvoirs qui se disputaient l’empire, la finance et la presse! Je les décuple l’une par l’autre, je leur ouvre une ère nouvelle, je fais tout simplement une révolution!.. » Et peu après, le marquis d’Auberive, en dilettante du pessimisme, le félicite sur ses débuts : «Vous êtes un