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centre gauche cède « la mort dans l’âme » aux exigences les moins justifiables de ses alliés, ou, si l’on sent quelquefois que la violence est trop forte, on se hâte de réparer le lendemain par une palinodie ou par un redoublement de zèle un acte passager d’indépendance. Il faut ajouter la transformation de plus en plus sensible des questions politiques en questions sociales. Et nous n’entendons pas par ce mot les haines de classes, la rivalité des pauvres contre les riches, mais, sous l’influence des divisions politiques, la rupture ouverte ou à peine dissimulée des relations de société, les polémiques personnelles, les insinuations perfides, les coups d’épingle, dont les blessures sont souvent les plus cruelles, en un mot un état de guerre entre des hommes de même éducation, vivant dans le même milieu, unis autrefois par des liens d’amitié, de camaraderie, d’habitudes communes, unis encore très souvent par des liens de famille et violemment séparés depuis quelques années, parce que les uns se sont prononcés pour la république et les autres pour la monarchie. Cette perturbation des mœurs privées par nos nouvelles mœurs politiques se fait surtout sentir en province, où l’on vit davantage sous le regard les uns des autres. Elle a eu pour première cause la violence croissante des luttes électorales. Elle est entretenue, dans l’intervalle des élections, par les ressentimens que laissent, dans un grand nombre de familles, ces dénonciations incessantes qui, sous tous les régimes, soit de droite, soit de gauche, ont brisé ou mis en péril la situation de tous les fonctionnaires. Elle a enfin été aggravée par cette guerre au cléricalisme, qui s’est vainement défendue d’être une guerre à la religion et qui a creusé un nouvel abîme entre ceux dont elle a froissé les sentimens les plus intimes et ceux qui s’y sont associés ou qui, par fidélité à leur parti, se sont fait un devoir de la justifier ou de l’excuser. Le 24 mai 1873 et surtout le 16 mai 1877, par les passions qu’ils ont déchaînées, ont été pour beaucoup dans ce déplorable état de choses, que M. Dufaure constatait avec douleur, après la victoire des républicains, et auquel il s’était vainement efforcé d’opposer une politique d’apaisement, également odieuse et importune aux colères des vainqueurs et aux rancunes des vaincus. Pour se soustraire aux funestes effets de ces divisions, les indifférens, les prudens et les peureux se réfugient de plus en plus dans la pratique de l’abstention, qui ne se propage qu’au profit des partis extrêmes. Quant à ceux des anciens modérés dont le patriotisme, l’intelligence politique ou simplement le tempérament plus passionné se refuse à cette pratique, ils deviennent peu à peu, par le ressentiment des haines qu’ils se sont attirées, les prisonniers du parti auquel ils se sont attachés. Ils craindraient, s’ils s’en séparaient sur une question quelconque, de travailler pour des adversaires contre lesquels l’inimitié privée