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même réalisé ce prodige d’être le conseiller le plus éclairé des gouvernemens qu’il a combattus. S’il eût été écouté, il aurait sauvé non-seulement la monarchie de 1830, à laquelle il était sincèrement attaché et dont la politique seule était l’objet de ses critiques, mais la république de 1848 et l’empire de 1852, pour lesquels il avait l’aversion la plus profonde. Rien ne prouve mieux que cet illustre exemple ce que peut être l’influence du centre gauche aux mains d’un véritable homme d’état; mais rien ne prouve mieux aussi combien la politique du centre gauche prête le flanc à des jugemens contradictoires, même quand elle s’incarne dans un grand esprit, et combien il lui est difficile de garder la juste mesure quand elle est dirigée ou servie par des esprits de second ordre.

Les modérés ne savent être « ni chair, ni poisson, » dit-on souvent, et ce reproche est encouru, non sans quelque fondement, par les hommes les plus éclairés et les plus droits, par ceux qui sont le mieux en garde contre les écarts en sens contraire de la politique de gauche et de la politique de droite, mais qui, par l’effet même de leur clairvoyance et de leur rectitude, se refusent ou se prêtent avec répugnance à l’obligation de choisir le moindre mal et de le poursuivre virilement sans hésitation et sans vains scrupules.


Les délicats sont malheureux,


a dit le fabuliste : ils peuvent quelquefois devenir malfaisans par l’excès même de leur délicatesse. D’autres ne connaissent pas cet excès de vertu ; mais, plus faibles et plus passionnés, ils oublient aisément, dans l’ardeur des luttes politiques, les principes modérés dont ils font profession. Engagés, suivant les circonstances, dans une campagne commune avec la gauche ou avec la droite, ils épousent peu à peu toutes les passions de leurs alliés du moment. Ils feront les banquets de 1847 côte à côte avec les républicains de l’extrême gauche ; ils y porteront, socialistes inconsciens, des toasts à l’organisation du travail; ils y attiseront, sans s’en douter, le feu qui menace à la fois et la monarchie, dont ils se croient encore les amis, et la société, dont ils ne soupçonnent pas le péril. Un an plus tard, ils compteront parmi les plus fougueux réactionnaires et plusieurs entreront dans les conseils de l’auteur du coup d’état.

Bien des mobiles peuvent expliquer ces entraînemens et ces défaillances. Chez quelques-uns assurément l’ambition y a une large part. Beaucoup se laissent dominer par la solidarité des luttes soutenues en commun, par la crainte d’encourir le reproche de mollesse, d’indécision ou de duplicité, par le souci toujours malsain de la popularité, qu’il est difficile d’obtenir et plus difficile encore de conserver si l’on ne se départ jamais de la modération dans les idées et