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prisées ; par cela même elles seront saisies avec un empressement si étranger à toute hésitation que la résistance des instincts égoïstes sera à peine sentie. » Oui, sans doute, répondrons-nous, un tel résultat sera possible dans l’avenir, si le sentiment et l’amour de l’idéal sont assez développés pour triompher des premiers penchans de la nature ; mais ce sentiment et cet amour supposeront toujours des croyances métaphysiques, quelles qu’elles soient, et impliqueront des hypothèses sur la destinée de l’homme ou de l’univers ; ce seront donc encore des symboles métaphysiques. Si on admet comme certain que le dernier secret des choses est le plaisir, que le fond de la nature humaine et universelle est la tendance vers soi, est-il logique de se dévouer ? Même sans compter les accidens extraordinaires que M. Spencer mentionne, il y aura encore dans la vie de chaque jour, en dehors de la sphère du droit positif, une part à mille rivalités, à mille jalousies, soit pour l’amour, soit pour l’ambition et les honneurs ; il y aura une part à la colère, à l’orgueil, à l’envie, à l’inimitié. Là encore il faudra faire intervenir les motifs métaphysiques et vraiment moraux, non pas seulement les motifs physiques. M. Spencer, quand il pousse son tableau du futur âge d’or jusqu’à l’idylle, prend trop souvent pour accordé que les hommes se laisseront façonner à « l’altruisme » et même au dévoûment sans résistance, sans réflexion, sans se demander jusqu’à quel point il est rationnel de se sacrifier quand on n’a pour cela que des mobiles purement matériels. « Quelque loin que semble, dit M. Spencer, l’état de perfection humaine que nous concevons, cependant chacun des facteurs qui contribueront à le produire peut déjà, de nos jours, être montré en activité parmi les facteurs qui ont pour résultats les plus hautes natures d’hommes. Ce qui aujourd’hui, dans ces natures, est accidentel et faible, attendons-nous, avec une évolution ultérieure, à le voir devenir habituel et énergique ; ce qui maintenant caractérise les hommes exceptionnellement élevés, attendons-nous à le voir caractériser tous les hommes. Car ce dont est capable la meilleure nature humaine est à la portée de la nature humaine en général. » Ainsi les héros et les sages, hommes extraordinaires du présent, deviendront, selon M. Spencer, les hommes ordinaires de l’avenir. Le principe est contestable au point de vue même de l’histoire naturelle, car qui empêcherait d’admettre aussi que tous les hommes deviendront un jour des hommes de génie, le génie n’étant pas incompatible avec le cerveau humain ? Admettons cependant ce principe ; il restera toujours à déterminer sous l’influence de quels motifs ou mobiles le héros peut devenir capable d’héroïsme. Ses actions sont-elles alors seulement les symboles de motifs tout physiques et de mobiles réductibles, en dernière analyse, à l’amour de soi et à l’amour du plaisir ? Le jour où on affirmera la vanité de tout motif supérieur, de toute fin