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apparaît subjectivement comme plaisir a objectivement pour origine une plus grande intensité et une qualité supérieure de vie ; » — soit ; mais alors se pose ce nouveau problème : la vie, l’être, la force sont-ils en définitive identiques au plaisir qui en dérive ? Toute force est-elle pure sensibilité sans rien autre chose ? — C’est un problème que nous ne pouvons résoudre avec la certitude de la science ; toutes nos conjectures à ce sujet seront donc nécessairement métaphysiques. Et les métaphysiciens, ici, ne manqueront pas de questions à adresser. — Pour sentir, demanderont-ils, ne faut-il pas commencer par être et par agir d’une manière quelconque, par être une force susceptible de modifications, d’accroissement, de diminution ? N’est-ce pas cette force qui doit être la vraie origine du plaisir ou de la douleur ? — Si l’idée de force est trop occulte, si elle n’est encore elle-même, comme le reconnaît M. Spencer, qu’une conception symbolique, on pourra la réduire à l’idée de mouvement ; mais cette réduction même constituera toujours un système métaphysique. Et alors, sous une nouvelle forme, se posera la même question : — Quel est le rapport du mouvement au plaisir, à la sensibilité, à la conscience ? Tout mouvement enveloppe-t-il une conscience sourde et une sensibilité sourde ? — C’est la une thèse que nous avons soutenue pour notre part, et Mme Clémence Royer se range à notre avis ; mais, à coup sûr, l’affirmative comme la négative sont des opinions étrangères à la science positive. M. Spencer, lui, a une opinion différente. Il hésite à admettre que les matériaux de la conscience « existent primitivement sous les formes du plaisir ou de la peine. » « Je ne vois aucune convenance à supposer l’existence de ce que nous entendons par conscience (et aussi par plaisir et peine) dans des créatures dépourvues non-seulement de système nerveux, mais même de structure en général[1]. » L’opinion de Clifford est analogue. Mais, si le plaisir et la peine ne sont ainsi, selon vous, que des résultats ultérieurs et des combinaisons complexes des élémens de la conscience, si ce sont de simples phénomènes nerveux, n’y a-t-il pas lieu de se demander comment la morale naturaliste peut en faire le tout de la vie ? Peuvent-ils être le fond unique de la moralité alors que, selon MM. Spencer et Clifford, ils ne sont pas le fond unique de l’existence, ni même de la vie et de la conscience ? M. Spencer, dans ses Premiers Principes, finit par réduire à la fois les idées de force, de mouvement et de matière à n’être que des « conceptions symboliques, » et nous savons que les phénomènes de la conscience, de leur côté, sont aussi à ses yeux de purs symboles d’une substance inconnue. Mais alors, demanderont les métaphysiciens, le plaisir lui-même est-il autre chose que le symbole

  1. Data of Ethics, p. 100.