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mouvement. Eh bien ! la comparaison avec l’espace commencée par MM. Spencer et Leslie, poussons-la jusqu’au bout : introduisons même dans la question l’idée du quatrième espace, imaginé par les géomètres de l’Allemagne. M. Stephen Leslie nous dit que la pratique de la géométrie est indépendante de cette hypothèse métaphysique, et cela est vrai ; mais supposons pour un moment que l’existence d’une quatrième dimension entraîne au contraire des changemens considérables dans la pratique et que, d’autre part, nous soyons dans l’impossibilité de savoir si l’espace a trois ou quatre dimensions. Forcés d’agir, nous serions obligés par là même de prendre parti pour l’un ou l’autre des espaces ; nos actions ne seraient donc plus alors de purs symboles scientifiques, mais des symboles de nos croyances métaphysiques : les partisans des trois dimensions agiraient d’une façon et les partisans de la quatrième d’une façon opposée. Chacun ferait son postulat et se conduirait selon son hypothèse, jusqu’à ce qu’elle fût confirmée ou renversée par l’expérience. Si, de plus, le succès ou l’insuccès final de la conduite ne pouvait être vérifié qu’après la mort, on demeurerait en suspens sur la valeur des divers symboles et des diverses conduites. C’est précisément l’image de la condition humaine en face du bien et du plaisir ; il y a des hommes qui n’admettent pour ainsi dire qu’un bien à une dimension : le plaisir présent, point perdu dans la durée de la vie ; d’autres, comme les épicuriens, admettent un bien à deux dimensions et s’étendant à la durée entière de la vie, c’est-à-dire le bonheur ; d’autres, comme les utilitaires anglais et les évolutionnistes, admettent une troisième dimension, le bonheur universel ; d’autres enfin, comme les kantiens, rêvent une quatrième dimension du bien, un bien intelligible supérieur au bien sensible et capable de s’étendre au-delà des limites de la vie présente, au-delà même des limites de l’individualité. C’est peut-être un bien aussi chimérique que « l’hyper-espace, » aussi imaginaire que cette géométrie non-euclidienne où le postulat d’Euclide relatif aux parallèles est abandonné ; mais enfin c’est un idéal qui s’impose naturellement et universellement à la pensée humaine : il faut donc bien pratiquement prendre parti pour ou contre et symboliser notre croyance dans nos actions. Le géomètre, en un mot, n’a pas besoin de savoir ce qu’est en soi l’espace où il se meut, et M. Stephen Leslie a raison de le dire ; mais le moraliste, quoi qu’en dise M. Leslie, a besoin de se faire une opinion sur la sphère où se meut l’agent moral, car la mise en pratique de cette opinion constitue la moralité même. Si, par exemple, il s’agit d’abandonner l’espace où je vis pour vous laisser prendre ma place au soleil, ou, au contraire, de défendre ma place aux dépens même de votre vie, il faut bien que je me fasse une opinion sur la nature de cette vie que nous ne pouvons occuper à la