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aujourd’hui par les évolutionnistes, selon l’expression de Clifford[1], comme la voix de l’humanité, « de l’homme, » gravée dans nos cœurs par l’hérédité et nous commandant de travailler pour l’homme, « À mesure, dit Clifford, que la notion d’une divinité surnaturelle devient plus vague et s’enfonce dans le passé, nous apercevons avec une clarté de plus en plus grande l’avènement d’une figure plus noble et plus majestueuse, de celui qui a fait tous les dieux et qui les détruira tous. Des profondeurs de l’histoire et du for intérieur de chaque âme surgit l’image de notre père, l’Homme, qui nous regarde avec l’éclat de l’éternelle jeunesse dans ses yeux et qui nous dit : « Je suis celui qui était avant que Jéhovah fût. » Reste à savoir, pourtant, ce qui nous excitera à observer les commandemens de l’Homme ou, si l’on préfère un principe plus général, ceux de la nature. Il s’agit de savoir si évolutionnistes et positivistes réussissent à éliminer, soit de leurs conceptions, soit de leurs actions, tout élément métaphysique, toute représentation en acte de ce qui dépasse l’expérience sensible. C’est ce qu’espère accomplir M. Stephen Leslie, dans son ouvrage sur la Science de l’éthique, le plus récent travail de l’école évolutionniste sur la morale. Nous croyons avoir, ici même, rendu toute justice aux travaux de cette école ; nous avons montré ce qu’il y a de vrai dans la morale positiviste de Comte et de Littré, comme dans la doctrine évolutionniste des Darwin et des Spencer, où l’enthousiasme de Clifford voit « un progrès plus grand que dans la théorie de la gravitation comparée aux conjectures de Hooke et aux calculs de Kepler. » Il nous reste à chercher ce qui manque encore à ces systèmes, objets d’une attention et d’une faveur toujours croissantes ; il nous reste à voir si la science positive des mœurs est toute la morale, et s’il n’est point nécessaire d’y joindre, sous une forme ou sous l’autre, ce que Kant appelait « la métaphysique des mœurs. » Nous voudrions montrer contre MM. Leslie et Clifford que la science de l’action est précisément la plus difficile à dégager de toute spéculation, qu’elle aboutit plus que les autres à des postulats, à des mystères, à des problèmes sur lesquels la métaphysique roule tout entière et dont l’homme, alors même qu’il ne peut les résoudre par la théorie, est obligé de donner pratiquement une sorte de solution symbolique. Nous voudrions, ainsi jusque dans la morale naturaliste, maintenir la légitime place de la métaphysique, non dogmatique assurément, mais critique et conjecturale.

  1. Clifford est un mathématicien philosophe, mort à trente-trois ans, dont les essais ont justement attiré l’attention en Angleterre.