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pas que l’ordre du monde ne soit pas en tout conforme à leurs désirs. C’est à cette élite qu’appartenait George Eliot. Qu’est-ce qui subsistera des sociétés du passé dans les sociétés de l’avenir ? À cette question sa réponse est nette et catégorique : tout ce qui est essentiel. Nous vous l’avons montrée retrouvant et rajeunissant au nom d’une nouvelle morale toutes les vieilles vérités qui sont nées en même temps que l’âme et toutes les institutions qui sont nées en même temps que l’homme social s’est dégagé de l’homme de la nature. Devoirs de l’homme envers lui-même, envers ses semblables, envers l’état, envers l’humanité ; nécessité du règne de la règle morale, famille, patrie, religion, rien ne manque au catalogue de ce que réclament les lois conservatrices des sociétés. Tout ce qui a été sera et rien ne sera que ce qui a été, nous dit-elle ; on ne verra point un nouveau ciel et une nouvelle terre, et aucun des miracles millénaires que beaucoup d’entre vous espèrent ne s’accomplira ; il en est un cependant auquel vous ne pensez pas et que vous pouvez opérer vous-mêmes si vous le voulez, celui que contempla le prophète lorsque les ossemens blanchis se réveillèrent sous le souffle de l’esprit et se revêtirent à sa vue de chairs jeunes et florissantes. Soufflez, vous aussi, sur toutes les choses du passé un esprit nouveau, l’esprit de sympathie, de charité et de justice, et soudain vous les verrez reverdir comme les plantes se relèvent sous l’action des pluies bienfaisantes après les longues sécheresses ou le sommeil de mort de l’hiver. La puissance de transformation est en vous, rien qu’en vous, mais elle y est avec une absolue certitude, et vous serez étonnés de voir combien les choses s’accorderont facilement avec vos désirs, si vos désirs sont inspirés par l’amour, guidés par l’intelligence, approuvés par la raison. Tout l’avenir du monde est dans vos âmes pourvu qu’elles soient dépouillées de mensonge, tout le salut de l’humanité est dans vos cœurs pourvu qu’ils soient purifiés d’égoïsme. Voilà la leçon morale suprême qui sort des écrits de George Eliot, et bien des fois, pendant que je l’écoutais nous la donner avec cette sagacité lumineuse et cette intelligence émue qui la distinguent, ma pensée s’est reportée vers cette scène sublime du vieux tragique grec où le jeune dieu Apollon descend sur l’autel de Minerve, la déesse dispensatrice de toute sagesse, pour opposer à la morale vengeresse des antiques déesses la morale de la justice, de la pitié et de la raison.


EMILE MONTEGUT.