Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un drame d’Alexandre Dumas fils, qui a précédé de quelques années le roman de George Eliot, la Femme de Claude, ce juif pieux et enthousiaste qui gémit sans relâche sur les destinées de sa race et nourrit en son âme fervente l’espoir de la reconstitution de la Palestine. La pièce, si l’on s’en souvient, n’eut à Paris qu’un médiocre succès, beaucoup par la faute de ce personnage ; mais les sympathies des artistes sont déterminées par des raisons fort différentes de celles du public, et ce néo-prophète, presque sifflé des Parisiens, légèrement transformé, devint, selon toute apparence, le personnage de Mordecaï, comme la femme de Claude, par une transformation analogue, devint Gwendolen Harleth. Dans ce drame mal accueilli, George Eliot découvrait la synthèse la plus large possible de la doctrine morale qu’elle avait prêchée toute sa vie.

Cette synthèse, invisible pour d’autres yeux que les siens, elle s’en empara et lui donna corps par ce roman de Daniel Deronda, qui fut dans tous les sens son chant du cygne, non-seulement parce qu’il a été sa dernière grande œuvre, mais parce qu’il résume et couronne sa carrière de la manière la plus vaste et la plus exacte à la fois. Sa doctrine du désintéressement, du sacrifice volontaire, n’apparaît-elle pas ici dans son intégrité absolue, prêchée non plus par un individu isolé, ou par quelqu’un de ces groupes humains qui s’appellent familles, ou par une crise passagère d’une société, mais par toute une race d’hommes et par de longs siècles d’une rigoureuse observance ? Et s’il faut juger d’une vertu par ses fruits, où et quand cette vertu du sacrifice en a-t-elle porté d’aussi beaux et d’aussi nombreux ? Cet asservissement volontaire n’avait-il pour but que la conservation d’Israël et la protection de ses intérêts distincts ? Non, il avait pour but la protection de quelque chose d’éternel et d’infini ; aussi ses résultats importaient-ils à l’humanité entière et se sont-ils étendus à l’humanité entière. Au fond, ce que défendait le juif sous le nom de patrie, ce n’était rien de local, rien de matériel, rien de visible, car la représentation vraie de cette patrie, c’était le temple, et lorsque le temple eut été détruit, cette patrie idéale, dont il n’était que le signe et que la destruction ne pouvait toucher, suivit le juif partout où il alla et n’en obtint que plus d’attachement et d’obéissance. Or cette patrie idéale que le juif avait défendue dès ses origines, c’était une certaine conception, simple, noble, rationnelle sous forme mystique, d’unité morale, sociale et politique, également vraie pour les hommes de toutes les races et pouvant s’étendre un jour à la terre entière, en sorte que, lorsque ce dévoûment acharné, exclusif et en apparence étroit, semblait mettre Israël en antagonisme avec tous les autres peuples et poursuivre un but de séparation, il poursuivait, au contraire, un