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à cette réalité qui l’avait si bien inspirée autrefois, mais il lui arriva un peu ce qui arrive toujours après un voyage plus ou moins long, c’est que personnes et choses se sont modifiées en notre absence et que nous devons modifier nos rapports avec elles pour nous trouver en accord avec leur situation nouvelle. C’est ce que comprit merveilleusement George Eliot ; aussi ce retour à la réalité ne fut-il pas un abandon de la tentative qu’elle venait de faire pour s’approcher d’un certain idéal. Au contraire, elle persista plus que jamais dans ce projet, mais renonçant à atteindre son but par les moyens romantiques ordinaires, elle eut l’idée ingénieuse de renverser le procédé qu’elle avait employé dans Romola. Dans ce roman, elle avait traité l’histoire comme une réalité passée ; n’était-il pas possible de traiter la réalité moderne comme l’histoire, et d’obtenir par ce moyen un semi-idéalisme qui, sans leur faire rien perdre de leur familiarité, prêtât aux choses contemporaines un peu de la noblesse et de la poésie que le recul du temps prête aux choses du passé ? Ses trois derniers romans, Félix Holt, Middlemarch, Daniel Deronda, furent les fruits de cette ingénieuse tentative, fruits bizarres, à formes compliquées, à saveurs imprévues, obtenus par greffes habiles et où se reconnaît l’art de l’horticulteur littéraire consommé, mais qui, malgré leurs qualités exquises, ne laissent pas que de faire regretter parfois la franchise de saveur et la simplicité de formes des admirables sauvageons d’autrefois poussés plus librement et dans une terre moins altérée par les soins de la culture.

L’action de Félix Holt se passe pendant les années qui suivirent l’adoption du fameux bill de réforme, et l’auteur s’est appliqué à mettre en pleine lumière les courans d’opinion et les élémens sociaux qui sortirent de cette grande mesure. L’émoi de l’aristocratie qui s’agite pour faire tourner à son profit cette réforme accomplie contre son influence et qui, sous le coup de cette inquiétude, enfante ce produit nouveau, le radical de race noble, l’incapacité momentanée des classes moyennes à s’emparer du mouvement, l’indifférence brutale du peuple devant une innovation dont il ne comprend pas le bienfait et qui, dominé par la longue habitude, ne demande que deux choses : du pain en tout temps et de loin en loin une occasion d’émeute pour divertissement, la joie mal dissimulée des dissidens, qui pressentent dans ce changement capital un affaiblissement de l’église établie, leur ennemie séculaire, et enfin, à l’écart de tous ces groupes agités et ambitieux, l’apparition solitaire du radicalisme plébéien sous la forme d’un jeune excentrique sans liens avec aucun parti, sans attaches d’aucune sorte avec le passé, tel est le vaste tableau que George Eliot a peint d’une main magistrale dans les proportions modestes du tableau de genre, concentrant toute la vie anglaise de cette période