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lorsque le hasard fit tomber sous ses yeux habitués à d’autres lectures un certain livre intitulé : l’Imitation de Jésus-Christ, elle en comprit d’emblée les conseils et trouva facile et doux de les suivre. L’épreuve ne commença sérieusement que lorsque ce devoir de s’oublier réclama non-seulement le sacrifice, mais l’anéantissement de l’amour que, dans des jours plus heureux, elle avait accordé au pauvre Philippe Wakem. Cet amour tombait sous le coup de la malédiction prononcée contre le père de Philippe par le vieux Tulliver, qui, sans le savoir, avait ainsi porté sentence contre le cœur de sa fille bien-aimée. Renoncer à ce que cet amour reçût jamais satisfaction, Maggie y consentait comme à un sacrifice obligé, mais en effacer le souvenir et en haïr la pensée, Maggie se sentait incapable de cet héroïsme barbare et de la cruelle métamorphose d’elle-même qu’il supposait. C’était là cependant ce qu’exigeait l’anathème paternel, autrement tyrannique et arbitraire que ne le fut jamais le préjugé social de l’inégalité des conditions. Eh bien ! George Eliot n’hésite pas à prendre parti contre son héroïne pour cette tyrannie et cet arbitraire. L’abnégation de tendresse de Maggie n’est pas pour elle une excuse ; bien mieux, c’est de ce besoin inné d’aimer dont elle a si longuement décrit les effets dans la première partie du Moulin sur la Floss qu’elle se sert pour condamner la charmante fille. Délicatement elle enlève le masque à ce penchant à la tendresse, et sous le dévoûment apparent elle montre l’égoïsme inconscient, naïf involontaire. Ce besoin d’aimer a son complément, le besoin d’être aimée, et c’est à ce dernier sentiment que Maggie a obéi en acceptant les innocens rendez-vous de Philippe Wakem, c’est à ce sentiment qu’elle cédera plus tard encore, lorsqu’elle laissera la passion du fiancé de sa gentille cousine, Lucy Deane, s’approcher d’elle plus qu’elle ne le devrait. La générosité de son amour ne justifie pas Maggie de s’être soustraite aux conséquences de la défense paternelle. Elle se devait aux siens tout entière, et leurs sentimens, quelque étroits, quelque violens, quelque barbares qu’ils fussent, lui imposaient obéissance et respect, sinon adhésion. Maggie n’a pas connu ou n’a pas su pratiquer cette maxime en laquelle peut se résumer toute vraie morale : « Lorsque tu seras embarrassé entre deux devoirs, choisis toujours le plus difficile, et tu seras sûr de ne pas te tromper. »


II.

Après tout grand succès, il y a pour l’artiste une épreuve des plus dangereuses ; il est toujours à craindre, en effet, que s’irritant à la