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finement mise en relief dans la dernière partie du livre avec les amours de Stephen Guest et de Maggie, et les scènes de dilettantisme musical dans le salon de l’oncle Deane.

Les défauts que l’on peut reprocher à Adam Bede, la lenteur du récit et la disproportion des parties se retrouvent dans le Moulin sur la Floss, encore exagérés, si c’est possible. Heureux défauts, puisqu’ils nous ont valu la peinture des enfances de Tom et de Maggie Tulliver, c’est-à-dire la plus longue, et, je n’hésite pas à le dire, la plus originale idylle qui ait été écrite. Nous ne croyons pas, en effet, que la vie de l’enfance ait jamais été étudiée avec une telle conscience. Qui pourrait oublier les entretiens de Maggie avec le garçon meunier Luke, la querelle de Tom avec Bob Jakin, Maggie chez les gypsies, et cette scène adorable de l’éveil de l’amour entre Maggie et Philippe Wakem ! Des qualités d’ordre entièrement opposé et en apparence inconciliables se combinent dans cette peinture de la manière la plus extraordinaire ; il y a là, à la fois, l’exactitude d’une analyse scientifique et le charme poétique des premières heures du matin ; mais quelque originale que soit cette idylle, ce n’est malgré tout qu’un prologue de plus de deux cent cinquante pages, et l’on est amené à se demander quelle raison a pu porter l’auteur à commettre sciemment cette violation des règles que tout traité de rhétorique considère comme celles de la bonne composition. Oui, cette violation a une raison et une raison très philosophique qu’il faut signaler, car elle constitue un appendice important à l’esthétique réaliste de George Eliot. Peindre avec la plus extrême exactitude la réalité de la vie humaine, telle qu’elle se présente à un moment donné de la durée, ne suffisait pas selon elle pour la faire comprendre, ni pour éviter l’erreur sur sa véritable nature. Nous donnons le nom de romanesques à certaines combinaisons d’événemens qui nous frappent par leur caractère exceptionnel, mais qui ne sont étranges que parce qu’elles sont inexpliquées. Si nous pouvions pénétrer jusqu’au principe premier de ces combinaisons, nous nous apercevrions qu’il n’y a de romans dans l’existence humaine que parce que nous en considérons isolément telles ou telles phases, en restant dans l’ignorance de celles qui les ont précédées. Le roman n’est donc que le produit de l’ignorance ou de l’illusion de notre esprit. Voyez plutôt l’histoire des enfans Tulliver. Je suppose que le récit s’ouvre par la scène de la ruine de Tulliver et par le serment de haine que le père fait prêter à son fils, — l’auteur en avait le droit, car le roman ne commence véritablement qu’avec cette scène, — et cette histoire ne manquera d’aucun des caractères qui constituent le romanesque ; mais remontez dans le passé, par-delà cette scène, jusqu’à l’époque où les deux enfans ne soupçonnaient pas qu’aucun coup de la destinée