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pas un défaut inconscient, c’est un défaut voulu, impérieusement commandé par le plan de l’auteur. George Eliot s’est proposé dans ce roman de donner une peinture de la vie rustique en Angleterre, et quel autre moyen que de multiplier les scènes familières et de suivre les paysans à la ferme, à la laiterie, à l’église, aux funérailles ! Elle s’est proposé autre chose encore ; elle a voulu mettre en évidence cette loi morale : nous sommes nous-mêmes les artisans de nos destinées et nous les faisons chaque jour sans nous en apercevoir, faute de surveillance sur nous-mêmes ; or quel autre moyen de créer cette évidence que de suivre dans leur progression la plus minutieuse les actes qui nous constituent artisans de notre bonheur ou de notre malheur ? Il y a donc là moins un défaut qu’une recherche d’artiste, un dessous d’art. C’était du veste une méthode propre à George Eliot de différencier ses procédés de composition suivant la nature du sujet qu’elle voulait traiter. Regardez-y bien et vous reconnaîtrez qu’il n’est pas un seul de ses romans qui ne présente quelque particularité de composition analogue à cette lenteur d’Adam Bede. Dans le Moulin sur la Floss la disproportion des parties est plus grande encore, car le roman ne commence sérieusement qu’avec la ruine du meunier Tulliver, et toute la première moitié est occupée par l’idylle de l’enfance de Tom et de Maggie, C’est justement cependant qu’il en est ainsi, car les manières différentes dont les deux enfans supportent leur destinée commune et observent la défense imposée sous serment par la haine paternelle ne peuvent se comprendre, si nous ne plongeons pas dans le plus lointain passé des deux personnages, si nous ne connaissons pas leurs âmes jusqu’à la racine. Dans Romola, la composition est pour ainsi dire panoramique, parce que l’auteur, s’étant proposé de peindre la vie de Florence entre la mort de Laurent le Magnifique et celle de Savonarole, a pensé que la méthode qui convenait le mieux à ce but était de dérouler autour d’une action centrale les scènes de mœurs en nombre aussi varié que possible. La composition de Middlemarch est tout à fait bizarre ; il n’y a là rien moins que quatre romans parfaitement distincts les uns des autres qui se succèdent et s’interrompent à la manière des histoires de l’Arioste ; c’est qu’aussi bien l’auteur s’est proposé de donner une peinture de toute une petite ville de province en un seul livre, et qu’une action unique n’aurait pas suffi à l’exécution de ce plan. Dans Daniel Deronda enfin, l’auteur a accouplé deux romans qui peuvent parfaitement se séparer, tant leur connexion est peu étroite, c’est qu’elle s’est proposé de mettre en contraste la vie basée sur l’égoïsme et la mondanité et la vie basée sur le dévoûment et l’enthousiasme : ces singularités de composition, loin d’être des maladresses, sont au contraire les preuves d’une adresse parfois trop ingénieuse et qui, par trop de