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tement tranchées, au moins très suffisamment distinctes, l’ensemble de ses productions. La première et la plus rapide comprend les Scènes de la vie cléricale, Adam Bede, le Moulin sur la Floss et Silas Marner. C’est une véritable lune de miel littéraire où la méthode esthétique et la doctrine morale de l’auteur se présentent dans la plus heureuse harmonie. Dans la seconde période, qui va de Romola à Daniel Deronda, cette harmonie, sans être jamais détruite, subit cependant bien des altérations curieuses. Chaque roman de cette période est une légère déviation de son système littéraire ou philosophique, un effort prudent pour aller au-delà du but atteint déjà sans le compromettre, une insistance plus particulière sur tel ou tel point de la doctrine morale dont elle s’est faite l’apôtre, une exposition plus spéciale de telle idée, isolément éclairée, afin que l’importance en ressorte davantage, le mal de l’égoïsme dans Romola, l’idéal du vrai démocrate dans Félix Holt, les erreurs possibles du dévoûment dans Middlemarch, l’importance de l’idée de race dans la Bohémienne espagnole et Daniel Deronda. De ces deux périodes la première est la plus importante ; toutefois il est certain que, sans la seconde, George Eliot aurait risqué de ne pas être appréciée selon son vrai mérite et d’être considérée simplement comme le plus parfait des conteurs d’histoires rustiques. La réelle portée de son esprit, cachée et comme éteinte au sein des humbles sujets qu’elle avait choisis, n’aurait jamais été aperçue nettement, si les applications à la fois plus spéciales et plus transparentes qu’elle a faites de sa doctrine littéraire et morale dans cette seconde période n’avaient fourni les moyens de la constater et de la mesurer.

Adam Bede parut en 1858. Elle y faisait avec une entière assurance l’exposition et l’application complète de ce réalisme qu’elle n’avait proposé dans les Scènes de la vie cléricale que par voie d’insinuation et à titre d’essai. Adam Bede est très certainement la peinture la plus fidèle qui ait été tracée des mœurs et des caractères rustiques. Si remarquable que soit le talent déployé par George Sand dans ses romans champêtres, il n’y a pas d’injustice à dire qu’elle n’a pas craint d’y faire autant d’infractions à la vérité qu’il en fallait pour que ses personnages fussent en accord avec les lois de l’art et pussent conquérir sans efforts les sympathies des lecteurs citadins. Les aspirations que les gens de la campagne ne connaissent pas, l’auteur les a pour eux ; elle est pour eux ambitieuse de sentimens nobles, et s’attache à les montrer moins tels qu’ils sont que tels qu’ils pourraient être, si l’on suppose exceptionnellement développés certains côtés de leur nature. Cette naïveté très réelle, par exemple, supporte aisément une certaine idéalisation ; cette franchise de langage, souvent heureuse en rencontres de mots et d’images, serait susceptible en certain cas de grandeur et