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Parsifal, il avait, dit-on, résolu d’appliquer à la théorie le reste de ses jours. À ce compte, ni le présent ni la postérité n’auront à regretter sa mort, puisqu’elle ne saurait musicalement leur coûter aucun chef-d’œuvre et quant à quelques gros livres de plus ou de moins, c’est affaire à l’Allemagne d’en déplorer la perte, comme c’est son affaire de pleurer son maître chanteur. Quant à nous autres, en tant que Français, nous n’avons qu’à réserver nos larmes pour un meilleur emploi, vu que c’était au demeurant un fort vilain homme que ce grand musicien contesté.

Veut-on maintenant voir un contraste à cet esprit forcené de complication et de remue-ménage, Verdi nous le fournira. De ces deux hommes dont les noms sont désormais acquis à l’histoire musicale de nos jours, l’un s’est obscurci, entêté et englué dans la théorie à mesure qu’il vieillissait, tandis que l’autre, au contraire, se dégage et rêve d’un retour vers e simple. Il se peut que je me trompe, mais tous mes renseignemens me portent à croire que l’ouvrage qui l’occupe en ce moment, son lago, nous ménage à cet endroit bien des surprises. Il est permis de s’attendre à ce que le fracas spectaculeux et tout cet appareil tapageur dont on a tant abusé soit délibérément exclu de la fête, il n’y aura dans ce lago ni processions, ni jardins botaniques, ni décors qui marchent ; la passion, le drame humain, intime, y seront l’intérêt capital. Un minimum de pittoresque, des caractères, point de danses, à peine des chœurs. Verdi, qui se connaît comme pas un aux choses du théâtre, n’écrit point lui-même ses poèmes, il les choisit, les médite, et c’est son ami Arrigo Boïto, l’auteur du Mefistofele, qui cette fois a taillé la besogne en plein Shakspeare. Ajouterai-je que l’ouvrage ne s’appelle lago que pour éviter de s’appeler Othello et par un reste d’égards pour la partition de Rossini ? car, de quelque manière qu’on s’y prenne, il est bien difficile que le More de Venise ne soit point le facteur principal de la tragédie. « Chacun de nous a son insecte qui le persécute, » disait Goethe, parlant avec résignation de certains critiques. Ici l’insecte, c’est lago, il piquera sa victime jusqu’au sang, il la tuera, mais l’infernal moucheron tire sa raison d’être du lion même qu’il obsède et martyrise, et sans un Othello point de lago. On entrevoit déjà M. Maurel dans le personnage, mais qui fera cette Desdemona toute moderne ? Si Verdi, comme il en a eu d’abord la pensée, donnait à Vienne sa partition, ce serait Amélie Materna, la Brunehilde et la Kundry de Wagner, voix paissante et sachant se modérer dans sa force, tempérament de tragédienne et de cantatrice, la doiïa Anna, le Fidelio et l’Aïda de l’heure présente. Que l’auteur n’ait point songé à notre Académie nationale, la nature même de son œuvre conçue dans un système d’absolue sobriété nous l’indique ; elle y viendra sans aucun doute, mais plus tard, et comme Aïda, après avoir fait son tour du monde ; en outre, Verdi a cette idée