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temps à l’avance, et quand vous êtes dûment préparés, entraînés par la glose, vous allez en pèlerinage au lieu saint et mettez un mois à les entendre dans le recueillement de la montagne. Et cela se passe dans une ère démocratique comme la nôtre, et les mêmes gens qui se montrent à ce point fanatiques d’un art accessible seulement aux privilégiés de l’intelligence, viennent ensuite nous prêcher l’opéra populaire et la musique pour tous ! Essayez donc de concilier ces deux propositions ; rien ne tient ensemble en ce procès, à commencer par Richard Wagner. Il s’imagine marcher en avant de son siècle et n’est en somme qu’un phénoménal obstructionniste dont les logarithmes chromatiques céderont tôt ou tard la place à un Mozart de l’avenir. Révolutionnaire émérite en politique, il compose aux dépens d’un roi dilettante et somptueux une musique d’idéologue que Shakspeare appellerait « du caviar pour le peuple ; » ennemi déclaré du christianisme, dont il s’efforce de combattre « la déplorable influence, » dans son livre sur l’Art et la Religion, le voilà qui désormais penche vers l’autre extrême et demande à la religion du Saint-Graal « la régénération de l’espèce humaine. » Mythique avec l’Anneau du Nibelung, il devient mystique dans Parsifal.

Le spectacle des amours d’Eisa et de Lohengrin nous offrait au moins encore quelque chose d’humain, mais cette fois le séraphique règne sans partage et nous déborde ; il ne s’agit plus que du Saint-Graal : vers cet unique intérêt tout converge, tout en dépend et s’y rapporte ; or, pour un public de notre temps, qu’est-ce que le Saint-Graal ? Une curiosité légendaire, un recueil perdu de superstitions fantastiques ; eh bien ! ce que Wagner a trouvé là de symbolisme et d’illuminisme passe toute conception ; Calderon écrivant pour des Espagnols du xvie siècle ne s’enflammait pas davantage. Ce n’est plus de l’exaltation, c’est de l’hystérie, et le mysticisme lui paraîtrait sans doute encore trop limpide s’il ne le compliquait dès le titre d’une méchante revendication de linguistique à notre adresse. Ainsi donner au titre son orthographe légitime, nommer la pièce Perceval, c’eût été reconnaître son origine française ; car, il n’y a pas à dire, l’épopée du Saint-Graal nous appartient bien au premier chef. Elle remonte au commencement de notre xiiie siècle, a pour auteur Chrestien de Troyes, et le chevalier poète Wolfram d’Eschenbach n’est venu qu’après broder sur le thème. Mais il fallait égarer l’opinion, nier effrontément le point de départ et, toujours jaloux de se montrer original et grand dans le mesquin, M. Richard Wagner, au lieu d’adopter loyalement le nom français, a tenu à s’en fabriquer un autre, composé de deux mots arabes : fal, parsi (Parsifal) qui, selon cet éplucheur de palimpsestes, convenait seui aux nécessités étymologiques. — Parsifal ou Perceval, nous savons que l’âme du poème est le Saint-Graal (sanguis realis) le