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devaient produire sur l’armée ? Nos ennemis nous pardonnent aisément nos fautes. Un attaché militaire disait dernièrement : « Nous n’aurions garde de les gêner, nous les laisserons cuire dans leur jus. » C’était de nous qu’il parlait.

Nos déraisons ne réjouissent pas seulement les hommes d’état qui ne nous aiment guère, elles viennent fort à propos et sont de véritables bonnes fortunes pour certains de nos amis qui nous veulent beaucoup de bien, à la condition que nous les laissions faire tout ce qui leur plaît et qu’ils puissent en toute rencontre tirer toute la couverture à eux. M. Gladstone est un bon chrétien, un philanthrope, un whig, un libéral, mais avant tout, il est Anglais, et on ne saurait l’en blâmer sans injustice. Soyons certains qu’il a béni les inventeurs de la question des princes et les opportunes distractions qu’ils se sont chargés de procurer à la France. Grâces leur en soient rendues, elle n’a plus eu le loisir de songer à ce qui se passait sur les bords du Nil, à ses réclamations, à ses droits, à ses rancunes. Nous ressemblons à ces gens qui ont une fortune à faire valoir, de gros intérêts à surveiller, des différends, des procès, des embarras à débrouiller, et à qui une misérable querelle de ménage fait oublier leurs biens, leurs comptes courans, leur livre de mise et de recette et leur partie adverse, qui ne les oublie pas. Cinq semaines durant, nous avons été comme absens des affaires de l’Europe et du monde. Ceux qui désiraient s’en entretenir avec nous ne trouvaient plus à qui parler, nous étions hors d’état de les entendre et de leur répondre, nous en étions réduits à leur dire : «Repassez dans la huitaine, nous n’aurons pas toujours un transport au cerveau, vous nous trouverez peut-être dans un moment lucide. » il y a cependant des gouvernemens désireux d’avoir avec nous des rapports suivis, des communications régulières, ils voudraient pouvoir compter sur notre concours, et nos perpétuelles absences les désolent. Ils finiront par se lasser, ils diront : « Ce sont des gens avec qui il n’y a rien à faire. » Nos ambassadeurs ont recueilli à ce sujet des propos qui devraient nous donner à réfléchir; mais pour le moment, c’est la réflexion qui nous manque le plus.

A vrai dire, quelques-uns de nos députés qui appartiennent aux opinions avancées s’affectent très peu des conséquences désastreuses que peuvent avoir pour notre politique étrangère les crises incessantes dont nous sommes affligés par leurs manœuvres. Ils ont décidé depuis longtemps que les mots d’influence, de grandeur et de dignité nationale sonnent creux, qu’il faut laisser ce vocabulaire aux monarchies, que la France doit renoncer à exercer une action au dehors et se désintéresser de tout ce qui se passe au-delà de ses frontières, que son intérêt bien compris est de se replier sur elle-même, de s’enfermer chez elle, de tirer son verrou, en déclarant à tout l’univers qu’elle entend désormais