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sa pipe, ses deux coudes sur la table, sans quitter des yeux Joanna, tandis que son compagnon prenait soin des bêtes. Notre hôte, à son tour, exhiba une belle pipe à couvercle d’argent ; Hélène l’ayant admirée, il la retira aussitôt de sa bouche et la lui offrit avec un empressement qui nous fit tous rire. Voyant notre gaîté, il s’y joignit, sans savoir pourquoi, puis on parla de la montagne :

— Les derniers voyageurs que j’ai reçus, nous dit-il, étaient des Anglais comme vous. Ils étaient allés au Schlern, et l’un d’eux, qui se connaissait bien en plantes, disait qu’il n’avait jamais vu dans le Tyrol autant de fleurs, ni d’aussi belles. Il en rapportait plein une boîte, des blanches, des bleues, des rouges, des violettes. Même, il m’a laissé de l’edelweiss, acheva le bonhomme, montrant un paquet de ces étoiles de neige attaché à son chapeau.

— Et c’est ici le chemin qui mène au Schlern ? demanda Joanna.

— C’est un des chemins. Vous passez par les Dents du cheval. Oh ! rien de plus facile. Si j’étais ingambe comme autrefois,.. — et il donna un petit coup sûr ses guêtres de cuir, — vous verriez ! Les gens couchent souvent ici avant de se mettre en route.

Il nous montra la chambre des voyageurs, qui communiquait avec la cuisine et la laiterie ; nous aurions pu, au besoin, y passer commodément la nuit, mais une éclaircie permit, vers trois heures, à notre caravane de se remettre en route.


X.

Les bains de R.., vers lesquels nous nous dirigions, sont situés au plus profond des bois. Du flanc de la montagne nous voyions un vieux château en ruine se dresser solitaire et le sommet des pins étinceler au soleil, tandis que leurs troncs se perdaient dans un brouillard doré. C’était vraiment et de plus en plus le pays des fées. Caché au sein d’une riche verdure, sous des arceaux de feuillages entrelacés, dont la fraîcheur est entretenue par mille sources cristallines, se trouve le petit établissement fréquenté par les gens du pays, tous paisibles et simples, aux allures graves, à l’accueil bienveillant. Frau Hofer descendit l’escalier pour nous recevoir et embrassa sa jeune cousine, qui lui demanda presque aussitôt, en alléguant une grande fatigue, la permission d’aller se coucher. Pauvre Natal abandonnée au trot de sa mule comme un fardeau inerte, elle n’avait apprécié probablement aucune des beautés du voyage. Ce n’est pas dans la crise violente d’un chagrin que la nature peut jouer son rôle éternel de consolatrice. L’appel de cette voix bienfaisante est couvert par le tumulte des passions, par les révoltes du cœur.