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aussitôt. Bien des gens appellent ces merveilles du tabac et du thé, mais vous y trouveriez un charme, je suppose.

— Qui sait ? dit Joanna ; qui sait ? Oh ! si j’étais une dame instruite comme vous, signora, je voudrais trouver l’herbe qui met tout le monde d’accord. Voilà ce qu’il nous faudrait.

Je crus qu’elle plaisantait et je répondis comme une sotte, sans me douter que mes paroles allaient troubler profondément ce cœur simple. — Il y avait autrefois, dit-on, un grand enchanteur qui disposait des fées à son gré. Un jour, il les envoya chercher certaine fleur violette dont le suc brouillait les amans et produisait d’étranges méprises ; mais, continuai-je, m’égarant moi-même dans de vagues réminiscences du Songe d’une nuit d’été auxquelles invitait ce ciel étoile, mais, par bonheur, sur la même rive une autre fleur poussa dont les vertus remirent toutes choses en ordre, rapprochant ceux qui ne s’aimaient plus. Hélas ! il y a de cela des siècles, et le grand enchanteur est mort. Bonne nuit, Joanna ! tâchons de dormir un peu avant le jour.


IX.

Le village tout entier s’occupa de notre départ, chacun vint nous donner un coup de main, on nous hissa obligeamment sur nos mules, les fenêtres s’ouvraient, et c’étaient des conseils, des adieux. La padrona nous envoyait sa bénédiction ; Mario, jetant son bonnet en l’air, promettait de nous rejoindre. Les trois détestables blanchisseuses partirent d’un éclat de rire aigu.

Nous passâmes devant la grande porte du jardin de la signora della Santa. Tom ouvrait la marche, puis venait Bruno, le petit âne, portant nos sacs, puis mon mulet et celui d’Hélène côte à côte, et enfin Nata, haut perchée sur sa selle en peau de mouton, tandis que Joanna pressait le pas auprès d’elle. À chaque instant, la jeune servante se retournait pour contempler son village qu’elle n’avait jamais quitté jusque-là et qui peu à peu s’effaçait, tout petit, dans le lointain. Nata, très pâle, ne desserrait pas les lèvres et ne semblait rien remarquer des accidens de la route. Les montagnes succédaient aux vallées, les pics de neige se découpaient sur le ciel bleu ; çà et là l’ombre des grands rochers assombrissait la route devant nous. Parfois nous nous arrêtions à l’ombre pour laisser aux muletiers le temps de rallumer leurs pipes. L’un d’eux, Peter, un grand Allemand du Tyrol, semblait fort occupé de Joanna ; il essaya de lier conversation avec elle, mais la belle fille ne répondait que par monosyllabes, montrant quelque dédain. Lorsque nous fîmes halte pour déjeuner, elle accepta cependant son aide ; ils déballèrent ensemble les provisions, tandis que j’allais, appelée par Hélène, admirer d’une