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ses peines. Fortunata en était cause. Certes elle n’avait pas à se plaindre de ses enfans ; ils étaient tous bons et honnêtes ; mais, si vigilante qu’elle fût, elle n’avait pu préserver sa plus jeune fille des atteintes de la calomnie. Joanna avait beau garder la maison comme un chien fidèle et Mario étendre sur ses sœurs une protection virile, rien ne pouvait arrêter le cliquetis des langues empoisonnées, prévenir l’espionnage des yeux toujours au guet… Je devinai qu’elle voulait parler de nos trois blanchisseuses, et vraiment j’aurais tordu leurs longs cous bronzés avec plaisir si j’avais pu me douter du mal qu’elles avaient fait à ma petite amie.


V.

Joanna était un caractère ; dévouée corps et âme à la dynastie des Sarti, elle tyrannisait à l’occasion ses maîtres, sauf Nata, sur laquelle semblait s’être concentré son dévoûment aveugle. Cette belle fille aux dents blanches comme du fait, aux cheveux blonds nattés, ne quittait guère le grand chapeau, qui projetait une ombre sur ses yeux bleus mélancoliques. Cette expression du regard formait un contraste bizarre avec celle de la bouche toujours souriante et entr’ouverte comme par un perpétuel étonnement. Très curieuse, elle nous faisait mille questions indiscrètes, secouant la tête quand il lui était impossible de comprendre, comme pour indiquer qu’elle renonçait à sonder de pareils abîmes. Les chemins de fer, l’invasion des étrangers dans sa lointaine vallée, l’accoutrement de ces gens-là, leurs goûts, leur insistance à manger de la viande de boucherie, tels étaient les principaux sujets de surprise pour Joanna. Ignorante et superstitieuse, on l’aurait crue stupide ; mais elle pouvait cependant raisonner au besoin, et même, quand quelque chose d’extraordinaire venait l’arracher à son apathie, elle trouvait des mots étranges pour exprimer des sentimens profonds. Un jour, je l’entendis tancer brutalement une des servantes à jambes nues qui transportaient avec elle des sacs de polenta du fournil dans la cuisine.

— Qu’as-tu donc ? lui cria Mario. Tu grondes toujours.

— C’est bon ! c’est bon ! répondit-elle d’une voix tremblante de colère. Donnez-moi tort, parbleu ! mais je ne veux pas qu’on tracasse ma maîtresse, entendez-vous ? Les démons continuent leur travail. J’y mettrai bon ordre un de ces jours.

Mario parut comprendre, car il changea de couleur. J’observais Joanna tandis qu’elle secouait avec fureur ses sacs de polenta en les bourrant de coups de poing, comme s’ils eussent été l’ennemi en