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Il y avait au second un vieux tailleur qui, assis à la turque, tirait perpétuellement l’aiguille, et trois blanchisseuses qui, du premier étage, ne cessaient de tendre leurs longs cous tannés à colliers de perles, leurs têtes brunes, curieuses, entourées d’une auréole d’épingles brillantes, pour surprendre les faits et gestes des passans.

Nouvelle explosion de musique : un air du Trovatore, un air de la Dame blanche. Les chanteurs sont deux soldats autrichiens qui trinquent le plus gaiment du monde. — Clic ! clac ! voilà notre âne ! — me crie Tom, penché à la fenêtre. — Et nous entendons en effet le bruit des petits sabots de cette bête volontaire, puis des exclamations, des lires. On s’embrasse, et bientôt après la padrona, toute rouge de joie, vient nous demander ce que nous voulons pour dîner.

— Je serais montée plus tôt, dit-elle, mais mon fils le caporal vient d’arriver. Ma fille Fortunata et Joanna, ma servante, étaient allés au-devant de lui, à Agordo.

— N’y avait-il pas aussi un âne ? demanda Tom en souriant.

— Oui ! ces messieurs et dames ont dû les rencontrer. Il y a deux ans que je ne l’ai vu, mon Mario… Maintenant il revient parce que je… enfin pour des affaires.

L’expression de son visage s’assombrit :

— Une mère a bien des peines, reprit-elle avec un soupir.

Tom, qui avait grand’faim, parut s’intéresser moins que moi à ces détails de famille et l’interrompit assez brusquement pour lui demander si elle nous donnerait du poisson.

— Du poisson ? impossible ! il faudrait prévenir les pêcheurs la veille ; on n’en prend guère qu’au lever du soleil. Mais, reprit la padrona, en hésitant, un ami nous a donné quelques perdrix. J’en peux faire rôtir deux si vous les aimez.

Nous les aimions beaucoup ; elles arrivèrent donc entourées de pruneaux. Voici le reste du menu : Potage au riz où flottaient de petites saucisses. — Tranches frites d’une espèce de plum-pudding. — Prétendu bifteck haché avec de l’ail et accompagné de polenta. — Fromage à la crème parfumé de cannelle.

Tandis que nous savourions notre café sur le balcon, en regardant par-dessus le toit les clartés du soir s’éteindre sur la cime des montagnes, j’entrevis quelqu’un qui, attablé au-dessous de nous, soupait aussi de perdrix aux pruneaux. À leur nombre et à la façon dont il les découpait, je soupçonnai que c’était le généreux chasseur. Il me sembla reconnaître en même temps sur la table certaine boîte de fer-blanc peinte en vert. Ce tueur de perdrix n’était autre que le jeune comte dont nous avions admiré l’intrépide gymnastique.