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abondance du maïs excellent et, tout le long des routes, les citrouilles se gonflent au soleil. Quiconque a des goûts simples peut se contenter de la chère et du gîte offerts de bon cœur.

Ce jour-Là nous suivions la ligne de frontière qui sépare l’Autriche de l’Italie. Notre but était la Marmolata, cette reine des Alpes rhétiennes, puis nous comptions nous en retourner par Botzen, vers les régions civilisées, desquelles je me garderai de médire. Il y a de curieux voyages à faire aussi dans le monde civilisé ! Les obstacles y sont d’un ordre moral plutôt que physique, mais les précipices à côtoyer, les chemins de traverse, les ascensions hardies ne manquent pas. Les opinions et les problèmes croissent au lieu de plantes sauvages ; les aspirations diverses s’élèvent éblouissantes dans la solitude de nos âmes comme des sommets de glace à l’horizon. Certes, la musique de la civilisation n’est ni dans le chant des rossignols, ni dans le murmure des ruisseaux ; elle est plus triste, hélas ! et plus bruyante à la fois, mais il s’en dégage autant d’émotions pour le moins que des mélodies champêtres. On aurait tort de la décrier parce que les voix sont rauques, les instrumens mal accordés parfois. Peut-être dans les faubourgs fangeux d’une grande ville que hantent d’affreuses misères, la Divinité a-t-elle marqué son empreinte plus profondément encore que dans ces vallées sereines où retentit la clochette des troupeaux, où les feux du soir s’allument sur les montagnes environnantes, où les moissons mûrissent à l’heure accoutumée et où la croix plantée au bord du chemin projette son ombre protectrice sur la descente trop rapide.


II.

Au seuil de l’auberge s’entassait notre bagage, et mon neveu Tom, avec sa mère, m’attendait. Le voiturin n’était pas venu, et j’eus besoin d’appeler à mon aide le peu que je savais d’italien pour décider la padrona, une grosse femme à collier de grenats, singulièrement endormie, à l’envoyer chercher : — Quand il vous plaira, répondait-elle en ayant l’air de penser à autre chose, quand il vous plaira. Nous allions donc à C… ? Mais le comte avait demandé aussi la voiture ; elle reviendrait nous prendre. Rien ne pressait.

Sur ces entrefaites, un grand jeune homme pâle, qui portait en bandoulière une boîte de botaniste, entra brusquement dans l’hôtel : — Je n’ai pas besoin du voiturin, cria-t-il d’une voix impatiente,.. ni de souper… Je ne soupe pas ici ce soir.

— Alors on va conduire ces dames, répliqua la padrona, en se réveillant un peu. Votre servante, signor comte.